25 I.1 ANTISÉMITISME ET RACISME DANS LA PENSÉE DE HEIDEGGER : ÉTAT DE LA RECHER

25 I.1 ANTISÉMITISME ET RACISME DANS LA PENSÉE DE HEIDEGGER : ÉTAT DE LA RECHERCHE Sidonie Kellerer1 La présente contribution poursuit trois objectifs. D’une part retracer brièvement et dans ses grandes lignes l’évolution du débat sur la question de l’antisémitisme et du racisme dans la pensée de Heidegger. D’autre part, rappeler succinctement l’implication de Heidegger à Fribourg dans les autodafés d’avril-mai 1933 en complétant par quelques éléments encore inconnus en France ce que Hugo Ott et après lui Emmanuel Faye ont écrit sur la question. Enfin, proposer un tableau chronologique des éléments les plus significatifs concernant le racisme et l’antisémitisme dans la pensée de Heidegger. En effet, ces éléments sont aujourd’hui si nombreux qu’il est utile de les rassembler, non pas en guise de réquisitoire, mais comme aide à l’orientation. Nous y introduisons en outre quelques éléments nouveaux récemment publiés en Allemagne non encore traduits en français et qui sont marqués d’un astérisque. Un débat qui se poursuit La question de l’antisémitisme de Heidegger fit tôt l’objet d’interrogation. Dès 1931, Hannah Arendt, dans une lettre adressée à Heidegger (que nous citons plus bas, p. XXX), l’interroge sur la rumeur selon laquelle il serait antisémite. Depuis, et en particulier après 1945, la question n’a cessé d’être débattue. Jusqu’à la parution des livres de Hugo Ott et de Víctor Farías à la fin des années 1980, il était largement admis que Heidegger n’avait pas été antisémite, que sa pensée n’avait rien de raciste. André Glucksmann écrivait en 1977 dans les Maîtres penseurs : « Il faudra, paradoxalement, attendre Heidegger pour trouver une philosophie allemande qui ne soit pas antisémite. » Dix ans 1 Professeur de philosophie, Sidonie Kellerer a récemment édité (avec Marion Heinz), Martin Heideggers « Schwarze Hefte ». Eine Debatte (Les Cahiers noirs de Martin Heidegger. Un débat ?), Francfort, Suhrkamp, 2016 ; elle est également l’auteur d’un article, « Une pensée qui n’est que domination », Magazine littéraire, n° 576, 2017, p. 87-90. 26 I.1 / ANTISÉMITISME ET RACISME DANS LA PENSÉE DE HEIDEGGER : ÉTAT DE LA RECHERCHE plus tard, en 1987, Philippe Lacoue-Labarthe affirmait encore : « Heidegger a surestimé le nazisme, et probablement passé au compte des profits et pertes ce qui s’annonçait dès avant 33 et à quoi, pourtant, il était résolument opposé : l’antisémitisme, l’idéologie (la “science politisée”), la brutalité expéditive. » Heidegger était alors généralement considéré comme ayant adhéré brièvement au nazisme durant l’année de son rectorat sans pour autant avoir jamais été antisémite, ce qui pourtant n’est pas éloigné d’être une contradiction dans les termes. L’appréciation générale a évolué au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux éléments. En 1989, dans sa préface à l’ouvrage de Farías, Jürgen Habermas considérait que « son antisémitisme avait le caractère propre habituel au monde de la culture », conception qui persista majoritairement, en dépit des éléments accumulés au cours des décennies, jusqu’à la parution des premiers Cahiers noirs en 2014. Heidegger n’aurait pas été un antisémite au sens nazi, mais aurait cultivé un antijudaïsme sans caractère politique, stéréotypé, pour ainsi dire abstrait, un antijudaïsme qui du reste n’aurait pas affecté sa pensée. En 2005, Emmanuel Faye prenait résolument ses distances avec cette appréciation en soutenant qu’un antisémitisme et, avec lui, un racisme exterminateur étaient inscrits dans la pensée heideggérienne même. Ce n’est qu’à partir de la publication des Cahiers noirs en 2014 et des passage explicitement antisémites qui y sont contenus qu’un revirement certain s’est produit dans la dénégation obstinée des faits, si caractéristique du débat sur Heidegger, ainsi que dans l’appréciation générale. Désormais l’opinio communis fut qu’il s’agissait d’un antisémitisme « historial », donc relevant de l’histoire de l’Être, un antisémitisme pour ainsi dire abstrait qui ne se dirige pas contre des personnes réelles. L’essai fort discutable de Peter Trawny La Liberté d’errer montre à quel point l’intervalle est étroit qui sépare la thèse de l’antisémitisme historial de la disculpation tout court de toute forme d’« errement » chez Heidegger. Car le plaidoyer pour la « liberté d’errer » implique que les « égarements » antisémites de Heidegger seraient le corollaire nécessaire d’un risque philosophique qu’il aurait assumé, assertion douteuse qu’avait déjà formulée Jacques Derrida en 1987 dans l’entretien avec Didier Eribon. Gérald Sfez note à juste titre dans sa recension des conceptions de Trawny : Heidegger aurait été le penseur du « grand récit » occidental, où le mal est une composante de l’Être et où l’errance fait partie intégrante 27 I.1 de l’événement de vérité. Il n’est plus question de chercher quelque responsabilité au penseur – n’est-ce pas là le plus horrible des crimes, celui des victimes, que de désigner les coupables ? – lorsque l’histoire de l’Être est en jeu, que l’homme n’y est pour rien et que l’Être nous oriente du fond de son im-passibilité, ce qui a, bien sûr, pour contrepartie qu’il nous égare en ses ornières2. L’orientation philosophique de Heidegger n’a jamais eu de liens substantiels avec la phénoménologie d’Edmund Husserl. Dès 1921, il souligne que la théorie est l’expression d’un affect, celui de la peur face au caractère mouvant de la vie. En philosophie, dit-il, est déterminant non pas la rationalité, mais la tonalité affective et avec elle, en dernière instance, la capacité à faire face à l’angoisse et à la mort. Alexandre Koyré se demandait en 1946 ce que désignait l’être-là heideggérien dans Être et Temps (1927), « l’homme en général » ou « seulement l’homme “historique” » ? Il mettait ainsi le doigt sur le caractère foncièrement inégalitaire de l’analyse existentiale de Heidegger. Heidegger cherche à développer sous une forme métaphysique à la fois à l’idée que les hommes ne naissent pas libres et égaux et que l’usage de la raison ne peut que se soumettre aux visions du monde propres aux différentes communautés d’hommes. Aussi la notion de « race » est pour ainsi dire sublimée par une notion discriminatoire d’« essence » et l’idée d’une nécessaire « lutte pour l’essence propre » du peuple allemand. Afin de mesurer toute la portée de ce que Bourdieu qualifiait d’euphémisation de discours triviaux, il semble nécessaire d’approfondir le recours systématique de Heidegger à un langage indirect, voire crypté. Dans la mesure où pour Heidegger la guerre spirituelle « invisible » est bien plus décisive que la guerre des armes, il juge nécessaire de déjouer l’ennemi en écrivant entre les lignes3. La pensée de Heidegger se caractérise à la fois par une grande cohérence dans son évolution et une grande pauvreté dans la vision qu’elle développe. L’étude de son évolution montre qu’elle ne remet à aucun moment en cause ses prémisses et que Heidegger, contrairement à ce qui a été longtemps accepté, ne s’est guère trompé sur la nature d’un régime qui mit en œuvre son programme d’extermination des Juifs comme « race » et de persécution des membres de la social-démocratie allemande du parti communiste. 2 Gérald Sfez, « Une noblesse philosophique du meurtre de masse ? Peter Trawny, lecteur des Cahiers noirs de Heidegger », Allemagne d’aujourd’hui. Revue d’information et de recherche sur l’Allemagne, 2015, p. 45-46. 3 Sur ce point, voir Sidonie Kellerer, « À quelle “guerre invisible” Heidegger faisait-il référence », 20 mai 2014, Bibliobs, consultable à l’adresse suivante : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20140510.OBS6734/a- quelle-guerre-invisible-heidegger-faisait-il-reference.html 28 I.1 / ANTISÉMITISME ET RACISME DANS LA PENSÉE DE HEIDEGGER : ÉTAT DE LA RECHERCHE « Flamme, annonce-nous, éclaire-nous … ». Les autodafés du printemps 1933 En accédant au rectorat, Heidegger acceptait de fait la mise en œuvre d’une politique universitaire foncièrement nazie et antisémite, ainsi que le rappelait Faye en 2005. Une politique universitaire qui, du reste, était plus radicale encore au pays de Bade que dans le reste de l’Allemagne4. Il acceptait en particulier la loi dite de « reconstitution de la fonction publique » du 7 avril et sa version radicalisée du 28 avril 1933, qui mit à pied tous les fonctionnaires juifs, entre autres Edmund Husserl, de leurs postes. Nous rappelons plus bas (p. XXX) la lettre adressée par Elfride Heidegger – « au nom également de mon mari » – à l’épouse de Husserl. Début avril 1933, la corporation des étudiants allemands lança un appel à participer à quatre semaines de « campagne contre l’esprit non-allemand », qui devait débuter le 12 avril et s’achever le 10 mai sur un grand autodafé public. Cette campagne avait été conçue comme une « action commune menée contre la gangrène juive » : « L’esprit juif, tel qu’il apparaît dans toute son impudence à travers la “campagne de diffamation” menée par les Juifs sur la scène internationale et qui a déjà laissé ses marques dans la littérature allemande, doit enfin en être extirpé. » C’est avec cette campagne que les organisations étudiantes, qui se présentaient comme des « sections d’assaut de l’esprit », entamèrent leur conquête de l’université. Le coup d’envoi de la campagne fut donné par « 12 propositions contre l’esprit non-allemand », synthèse des positions et des objectifs de la campagne. Ces douze thèses désignaient à la vindicte publique les idées « juives », « sociales-démocrates uploads/Philosophie/ kellerer-antisemitisme-et-racisme-dans-la-pensee-de-heidegger 1 .pdf

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