Du même auteur Basse politique, haute police. Une approche historique et philos
Du même auteur Basse politique, haute police. Une approche historique et philosophique de la police, Paris, Fayard, 2001. La psychanalyse est un humanisme, Paris, Grasset, 2006. Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides, Paris, Fayard, 2009. Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine, Paris, Albin Michel, 2016. Tu haïras ton prochain comme toi-même. Les tentations radicales de la jeunesse, Paris, Albin Michel, 2017. Ouvrage publié sous la direction de Pauline Colonna d’Istria © Éditions Albin Michel, 2020 ISBN : 978-2-226-44941-2 À ma fille, Linda Introduction Risquer l’avenir, ce serait peut-être se demander comment s’attarder encore un peu… prendre, oui, du retard, rester un tout petit peu en arrière de la course folle des heures et des jours et des mois, des programmes et des listes, des attentes des devoirs de tout ce qui est déjà rempli sans même que nous ayons à être là. Anne Dufourmantelle, Éloge du risque J’étais en retard, depuis le début très en retard. Asli Erdogan, L’Homme Coquillage « Que penseriez-vous d’un peuple qui ne possède pas de mots pour désigner le temps ? Mon peuple n’a pas de mots retard ou attendre. Ils ignorent l’attente et le retard. » Propos d’un surintendant sioux, cité par Edward Hall, Le Langage silencieux « Je n’ai pas le temps. » Combien de fois par jour prononçons-nous cette phrase ? Refus poli, ou seule excuse audible, l’argument du temps est plus qu’une expression usée : il faut l’entendre dans sa littéralité. Non seulement, « je » n’ai pas le temps, mais « nous » n’avons plus de temps. Le temps n’existe pratiquement plus. Il n’est plus simplement une dimension du passé, il appartient au passé. Nous l’avons perdu. L’expérience de la disparition du temps n’est pas seulement celle des « bookés » et des « blindés », dont l’agenda est devenu illisible. Ceux qui s’ennuient ne sont pas mieux lotis. Ils n’ont pas plus de temps, tout acharnés qu’ils sont à « tuer » ce qui en reste. Voilà le paradoxe, du moins en apparence : tout en déplorant son manque, nous nourrissons à l’égard du temps des pensées homicides : le temps gêne, on ne l’aime pas. Haï à la fois de ceux qui ne savent pas comment occuper leurs vacances et de ceux qui ne savent pas s’arrêter pour contempler une image ou un paysage, le temps s’est évanoui. La crainte d’en avoir trop a produit ce résultat étrange qu’il est en voie de disparition. Il faudrait songer à s’en inquiéter. On n’a même plus le temps, aujourd’hui, de faire une psychanalyse. La véritable psychanalyse, qui permet une transformation subjective et requiert des rendez-vous répétés (un par jour du temps de Freud !), ne « colle » plus avec les rythmes de la vie actuelle. Le grand marché des « thérapies » offre pour cette raison toutes sortes de dérivés censés apporter des solutions rapides à des problèmes correctement identifiés au préalable – bref participer à la gestion efficace de l’existence. Le succès de la méditation, actuellement, provient aussi de ce qu’elle permet de redécouvrir quelques évidences, comme la nécessité de s’accorder quotidiennement un peu de temps en compagnie de soi-même. En cela, elle aide certaines personnes à se donner le temps d’une psychanalyse, mais même dans le cadre de l’analyse, le fil de l’inconscient a du mal à être tenu. Des rendez-vous « casés » dans un planning chargé que la séance doit déranger le moins possible rendent difficile le choc de la rencontre de l’inconscient. Rien d’étonnant à ce que celle-ci, pour ne pas perturber le confort quotidien qui permet de « tenir », se transforme en un désir de simplement « faire le point ». Plus de temps pour l’association libre, plus de temps pour les rêves. Car nous sommes écrasés. Et nos souffrances sont temporelles. Nous vivons, en réalité, une grande « famine temporelle 1 ». Une figure de style s’est aujourd’hui répandue dans les publications à caractère historique : « il a fallu attendre que…, etc. ». Cette formule apparemment anodine, qui semble avantageusement remplacer un pur égrenage de dates, en dit long sur notre rapport au temps. Le passé n’est pas seulement considéré comme révolu. Loin de nous l’idée d’une quelconque dette à son égard. Le passé est le lieu mental dans lequel on trépigne d’impatience : « Mais quoi, ces idiots d’ancêtres n’avaient-ils donc pas compris que… etc. ? » Au lieu d’écrire « le phénomène x est apparu dans l’année y », on lit « il a fallu attendre l’année y pour que le phénomène x apparaisse ». Les Anciens étaient en retard ! Ils le sont par définition, hélas pour eux, pauvres attardés de l’histoire. Nous n’avons qu’à regarder un spot télévisé à une heure de grande écoute pour voir à quel point les aînés sont des simples d’esprit, ridiculisés par leurs enfants ou leurs petits-enfants parfois à peine en âge de parler ou de marcher. Cette rhétorique, qui nous porte à imaginer des générations antérieures suspendues à l’arrivée d’un sauveur déguisé en Steve Job et se demandant à quoi les élites passaient leur temps pour n’avoir pas encore inventé l’iPhone, nous donne le vertige. Nous pouvions imaginer que le recul des philosophies de l’histoire et des téléologies réglées sur l’idée du Bien nous rendrait accès au temps, mais le contraire s’est produit. Nous ne croyons plus en un devenir finalisé, mais nous sommes encore plus pressés que lorsque le temps organisait nos destinées. Mais après quoi court-on ? Quel est l’objet qui nous pousse ainsi à brûler les étapes ? De quoi sommes-nous déjà en retard ? À propos de quoi dirons-nous de notre époque qu’elle a manqué le coche ? C’est le coche de la vie que nous sommes en train de manquer. Faut-il le rappeler ? Nous arriverons tous à la ligne d’arrivée. Et bien assez tôt. Et nous sommes quand même assez nombreux, quand tout va bien, à ne pas souhaiter faire preuve sur ce point de trop de précocité. Seulement, nous avons peur. Se mettre en retard est devenu une véritable hantise. Si bien que tout nous porte à la précocité. Même les enfants aujourd’hui doivent se dépêcher de quitter l’enfance ; ils doivent aller vite – vite apprendre à lire, vite « maîtriser les apprentissages fondamentaux », vite aller de-ci, de-là. Avoir un enfant « précoce » est le rêve de tous les parents. Mais on pleure, quand la précocité généralisée se traduit aussi par des pubertés et des ménopauses précoces, de plus en plus fréquentes 2. Les nouvelles générations ont compris le message. Leur vie adulte est censée se dérouler entre 30 et 45 ans. Plus tôt, ils n’ont pas assez d’expérience pour vivre et travailler, fonder une famille et monter en grade. Ensuite, commencent les prémisses de la mise au rancard. Gare à celui qui est en retard. Est toujours tenu pour « anormal » ce qui est « attardé ». Le retard, il est vrai, nous bouscule, mais il est bien souvent un acte manqué : quelque chose qui nous échappe, et qui fait exploser les plannings, les mécaniques huilées dont nous sommes les rouages consentants. Pour penser le retard, il faut d’abord en écarter certains inconvénients. Il existe en effet des formes odieuses de retard et de mauvais usages de celui-ci. Dans le meilleur des cas, le retard est symptôme. Par exemple, dans les deux grandes névroses classiques, la névrose hystérique et la névrose obsessionnelle, le conflit psychique se traduit par des retards. Parce que le désir n’est pas entravé de la même manière dans les deux cas et que la solution n’est pas non plus la même, le retard prend une forme différente. L’hystérique, qui cultive l’insatisfaction pour ne pas risquer d’être comblée et de ne plus désirer, a toujours cinq minutes de retard. Le névrosé obsessionnel procrastine : plus il est engagé, plus il remet à « plus tard », car, pour lui, la plus grande crainte est de mettre son désir en jeu. Le retard permet de garder l’objet du désir par devers soi. Les deux s’occupent des autres pour n’avoir pas à s’occuper d’eux, par peur de ce que le retard pourrait leur révéler d’eux-mêmes. Affronter les enseignements du retard serait alors cesser de manquer l’occasion du rendez-vous avec soi- même. Mais il y a pire : quand le retard est pouvoir. Le temps a toujours été traditionnellement l’apanage des princes : est prince celui qui peut se permettre de faire attendre, parfois indéfiniment, c’est-à-dire en donnant à celui qui l’attend le sentiment que l’attente ne finira pas. L’inégalité des conditions a bien aussi une dimension temporelle. C’est ainsi que, dans nos sociétés narcissiques, prenant l’effet pour la cause, on croit accéder à un statut princier par cette pratique odieuse du retard. Le magnifique ouvrage de Thorstein Veblen, La Théorie de la classe de loisir, l’a montré magistralement. Le loisir est d’abord la pause que peuvent s’accorder ceux qui mettent les autres à leur service, ces autres qui se sentent coupables uploads/Philosophie/ a-m-hors-coll-he-le-ne-l-x27-heuillet-eloge-du-retard-ou-le-temps-est-il-passe-albin-michel-2020.pdf
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- Publié le Oct 14, 2022
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