Klesis – Revue philosophique – 28 : 2013 – Imagination et performativité 191 La
Klesis – Revue philosophique – 28 : 2013 – Imagination et performativité 191 La mort de l’art après Hegel1 Federico Vercellone (Université de Turin) Der öffentliche Geschmack – doch wie wäre da ein öffentlicher Geschmack möglich wo es keine Öffentliche Sitten gibt ?- …. Friedrich Schlegel I. Homicides fictifs Il est impossible d’oublier que le XIXe siècle constitue le grand siècle des morts ou des homicides symboliques. C’est le siècle qui a vu se succéder sur quelques décennies un cycle presque catastrophique de morts sans cadavre. On passe en fait de la « mort de l’art » à la « mort de Dieu » et enfin même à la « mort de l’homme ». Dans cet itinéraire parmi les morts et les homicides symboliques, il peut sembler paradoxal qu’on assiste presque en permanence, y compris chez certains des plus illustres représentants de la culture du XIXe siècle – de Hegel à Max Stirner, Dostoïevski et Nietzsche – à un événement ou, mieux, à un effet paradoxal. Des dépouilles de victimes surgissent – en véritables revenants – de nouvelles figures du défunt, qui ainsi semble venger sa propre mort. Non seulement de nombreux nouveaux dieux sont nés après l’annonce nietzschéenne de la « mort de Dieu », mais l’art domine si puissamment dans le monde contemporain que l’on a pu, dans un passé récent, parler à de nombreuses reprises d’« esthétisation du monde de la vie ». Et – pour conclure hâtivement cette séquence lugubre – il n’est pas possible d’oublier qu’à la mort de l’homme proclamée par Max Stirner a succédé la grande vague humaniste du second XIXe siècle, puis du XXe siècle. Pour en venir au sujet qui nous occupe, la « fin de l’art » (devenue par la suite « mort de l’art ») – une fois qu’avec les Leçons d’esthétique de Hegel, l’art n’est plus le suprême dépositaire de la vérité, comme c’était le cas à l’âge de la Grèce classique, en particulier grâce à la sculpture – a produit un événement singulier concomitant : le surgissement d’une attitude 1 Dans cet article, je tente d’élargir le propos de l’introduction de mon livre, Dopo la morte dell’arte, Bologna, Il Mulino, 2013. Klesis – Revue philosophique – 28 : 2013 – Imagination et performativité 192 esthétique dont le musée et l’érudition historique sont les manifestations les plus significatives sur le plan des institutions culturelles. Ainsi, dans le domaine de la réflexion sur la « fin de l’art », se produit implicitement une sorte de primat de l’art figuratif qui ne rentrera plus en crise. Sur cette voie, l’art se sépare du monde qui l’a produit et commence à mener une vie autonome correspondant à une philosophie particulière : l’esthétique comprise, à partir des romantiques et de Hegel, comme « philosophie de l’art ». Quant à l’art, il ne peut plus témoigner de manière satisfaisante sa vérité dans le monde, puisqu’il se retire dans une sphère séparée de l’existence dans laquelle il peut exercer sa puissance désormais limitée. L’ancienne puissance mythique de l’art, qui se reflétait dans ses images, est ainsi mortifiée et souillée par les dépouilles muséales de l’apparence esthétique. II. Du romantisme au réalisme On sait bien que le XIXe siècle entretient un rapport singulier et presque privilégié avec l’artificieux. Notamment en Allemagne, cette relation étrange et spécifique entre la nature et l’artifice, mais aussi entre l’artifice et la nature devient presque une sorte d’obsession. Une illustration significative de ce propos en sont la passion pour le double et pour les automates qui parcourent la culture germanique (mais pas seulement) de la polémique romantique contre le nihilisme jusqu’à E. T. A. Hoffmann et l’épouvantable attraction/répugnance à l’égard des automates qui se retrouve dans L’homme au sable. En tout cas, des Veilles de Bonaventura d’August Klingemann au Discours du Christ mort de Jean Paul, pour ne citer que ces exemples, il se manifeste une sorte d’esthétisation naissante et fantasmatique du monde. Celui-ci, au contact de la puissance immanente de l’imagination fichtéenne, laquelle absorbe toute chose dans l’autocréation de l’image, s’est transformé en un fantôme vide. C’est le début paradoxal de la modernité et de sa crise qui est en train ici d’affleurer. Une époque, et donc sa conscience philosophique, peut-elle se fonder uniquement sur elle- même2 ? Peut-elle rompre avec les traditions fondatrices et se nourrir exclusivement de sa propre chair ? Produira-t-elle ainsi autre chose que des apparences vides ? Ne fera-t-elle pas du monde lui-même une sorte d’art sans œuvre ? 2 Cf. à ce propos, H. Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, erweiterte Ausgabe, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1996. Klesis – Revue philosophique – 28 : 2013 – Imagination et performativité 193 Avec d’excellentes raisons, on pourrait faire l’hypothèse que même les homicides symboliques font partie de ce même événement. Il s’agit de morts sans cadavres, morts paradoxales dans lesquelles l’extinction du corps vivant est substituée par le certificat de décès. Ou par l’annonce de la mort. D’une mort fictive qui constitue les prémices de nombreuses résurrections du défunt, lequel peut alors se présenter en parfaite santé sous de nouveaux vêtements. Tout cela vaut en particulier pour l’art. En cherchant à décrire cette situation, on assiste en même temps à la décadence de l’art et de la beauté et, comme nous le disions plus haut, à l’affirmation toujours plus prononcée de l’esthétisation. D’une part donc, comme en témoigne la vaste phénoménologie de l’âge romantique relative au nihilisme, le principe de la dissimulation vient s’imposer tragiquement ou de manière euphorique comme le principe sur lequel vient se fonder la réalité même3. D’autre part, et ce n’est pas un hasard, cela va de pair avec la décadence de la beauté artistique coïncidant avec une profonde confusion, laquelle touche l’ensemble du domaine artistique. C’est ce que relève du reste Friedrich Schlegel dans l’essai on ne peut plus célèbre Ǚber das Studium der griechischen Poesie : « Presque partout vous trouverez, implicitement présupposé ou explicitement posé comme but suprême et première loi de l’art, comme ultime mesure de la valeur de leur oeuvre, un principe qui sera à chaque fois différent, à l’exclusion de celui de la beauté ! La beauté est si peu le principe dominant de la poésie moderne, que beaucoup de ses oeuvres les meilleures sont tout à fait ouvertement des représentations du laid, et l’on devra bien finalement convenir, même de mauvaise grâce, que dans l’extrême profusion il y a une représentation de la confusion, que dans une surabondance de toutes les forces il y a une représentation du désespoir, et que ces représentations exigent une puissance créatrice identique, sinon supérieure, ainsi qu’un savoir artistique ; de même qu’il y a, dans la totale harmonie, une représentation de l’abondance et de la force. Entre ce genre et les poésies modernes les plus appréciées, il existe, semble-t-il, davantage une différence de degré qu’une différence d’espèce, et s’il se trouve une légère correction à la beauté parfaite, ce n’est pas tant dans un plaisir tranquille que dans une nostalgie insatisfaite. Bien sûr il n’est pas rare que l’on se soit d’autant plus éloigné du beau que l’on y aura plus fortement tendu. Les frontières de la science et de l’art, du vrai et du beau, sont si embrouillées que même la conviction que ces frontières éternelles sont immuables, chancelle presque 3 Je me permets de renvoyer, à ce propos, à mon Introduzione a Il nichilismo, Roma-Bari, Laterza, 20098, pp. 3-23 Klesis – Revue philosophique – 28 : 2013 – Imagination et performativité 194 partout. La philosophie poétise et la poésie philosophise : l’histoire devient de la poésie, tandis que l’on traite la poésie comme de l’histoire. Même les genres poétiques échangent mutuellement leur définition ; une atmosphère poétique devient le sujet d’un drame, et une matière poétique sera pliée à une forme lyrique. Cette anarchie ne reste pas aux frontières extérieures, mais au contraire s’étend sur tout le domaine du goût et de l’art. La force créatrice ne connaît ni répit ni repos ; la sensibilité individuelle comme la sensibilité publique sont toujours aussi insatiables et peu apaisées. Dans cette circulation sans fin, la théorie elle-même semble douter totalement de l’existence d’un point fixe. Le goût public – mais comment pourrait-il y avoir un goût public quand il n’y a pas de morale publique ? –, la caricature du goût public, la mode, à tout moment vénère une idole différente. Chaque nouvelle et brillante apparition suscite la ferme croyance que l’on a désormais atteint le but, le beau suprême, et que l’on a trouvé la loi fondamentale du goût, la mesure ultime de toute oeuvre d’art. A ceci près que le moment suivant met fin à l’ivresse, et qu’ensuite les hommes dégrisés détruisent le portrait de leur idole mortelle et dans une nouvelle ivresse artificielle en étrennent à sa place une autre, dont la divinité ne durera à son tour pas plus longtemps que le caprice de ses adorateurs ! »4. Se manifestent ainsi les motivations pour lesquelles Hegel énonce sa thèse sur la « fin de l’art uploads/Philosophie/ klesis-imagination-et-performativite-11-federico-vercellone-la-mort-de-l-art-apres-hegel.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 11, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3796MB