L’ARCHITECTURE DE WITTGENSTEIN : MÉTAPHYSIQUE, STYLE ET EXPRESSION Mathieu Mari
L’ARCHITECTURE DE WITTGENSTEIN : MÉTAPHYSIQUE, STYLE ET EXPRESSION Mathieu Marion Université du Québec à Montréal Vous dessinez une porte, regardez ce que vous avez fait et dites : « plus haut, plus haut, plus haut… oh, parfait ». (Geste.) Qu’est-ce que c’est ? Une expression de contentement ? Ludwig Wittgenstein L’activité artistique ne fait pas « usage » d’un « langage tout- fait », elle le « crée » au fur et à mesure. Robin George Collingwood Wittgenstein a commenté très brièvement Heidegger en deux occasions : lors d’une conversation avec Schlick et Waismann à Vienne en décembre 1929 [WCV, 38-39] et dans le cadre d’une dictée à Waismann, datant vraisemblablement de décembre 1932 [D, 35-39]. Dans les deux cas, Wittgenstein n’indique pas ses sources, mais il semble ne faire référence qu’à un seul texte de Heidegger, celui de la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique ? », paru en 1929 [Heidegger 1968]. Il n’y a aucun indice permettant de croire que Wittgenstein ait lu d’autres textes de Heidegger et il n’avait donc de sa philosophie qu’une connaissance très limitée. Cependant, ses remarques contiennent une critique de la métaphysique très instructive, ne serait-ce que pour la compréhension de sa propre pensée ; critique dont je me servirai comme point de départ, sans me poser la question de savoir si elle s’applique véritablement à Heidegger, car c’est là son côté le moins intéressant. Après avoir l’avoir présenté et avoir rapidement montré en quoi elle est liée aux positions défendues dans son Tractatus logico-philosophicus, je montrerai dans la première partie que Wittgenstein établit dans sa dictée un lien entre cette critique et des considérations sur le style, qui expliquent un des aspects les plus saillants de la « maison Wittgenstein »1, l’absence 1 J’entends ici la maison de la Kundmangasse à Vienne, que Wittgenstein a conçu les plans en collaboration avec les architectes Paul Engelmann et Jacques Groag pour sa sœur Margerethe Stonborough, entre 1926 et 1928, maison qui est aussi connue sous le nom « Palais Stonborough ». Pour des analyses de son architecture et de sa signification 2 totale d’ornements. Dans la seconde partie, je tenterai d’élucider la singularité de cette démarche en me concentrant sur la question de l’expression à travers ce que Wittgenstein nomme de manière quelque peu grandiloquente le « geste » architectural, ainsi que sur les proportions de sa maison. En évitant quelques écueils, j’essaierai d’indiquer la voie à suivre pour mieux comprendre les rapports entre œuvre d’art et expression des sentiments selon Wittgenstein. 1. L’énoncé métaphysique comme faute de style : Heidegger et l’ornement Je trouvais cela mauvais. Alors, les artistes dirent : voyez, c'est un ennemi de l'art. Mais ce n'est pas parce que je suis un ennemi de l'art que je trouvais cela mauvais, au contraire, c'est parce que je voulais protéger l'art contre ses oppresseurs. Adolf Loos La rencontre du 30 décembre 1929 entre Schlick, Waismann et Wittgenstein s’ouvre sur la remarque suivante, de Wittgenstein à propos de Heidegger : Je puis sans mal me représenter ce que Heidegger veut dire par « être » et « angoisse ». C’est une tendance chez l’homme que de venir se heurter aux limites du langage. Pensez par exemple à l’étonnement devant le fait que quelque chose existe. Étonnement qu’on ne peut exprimer dans la forme d’une question et qui ne comporte pas non plus de réponse. Tout ce que nous aimerions dire ici ne peut être a priori qu’un non-sens. Nous n’en courons pas moins nous jeter contre les limites du langage. [WCV, 38] En disant cela, Wittgenstein affiche certes un certain respect envers Heidegger, mais il décrit aussi ses propos sur l’être (Sein) et l’angoisse (Angst) comme tombant sous le coup de sa critique de la métaphysique dans les dernières pages du Tractatus logico-philosophicus et dans la « Conférence sur l’éthique », prononcée le mois précédent à Cambridge. Pour bien comprendre le sens de la critique de Wittgenstein, il faut s’arrêter quelques instants sur ce que l’on pourrait appeler, en reprenant une expression de Henry Sidgwick, les « sentiments cosmiques » (cosmic philosophique, voir [Bouveresse 2000, 125-137], [Cometti 1998], [Gebauer 1982a], [Leitner 2000, 2004] et [Wijdeveld 1993]. 3 emotions) [Clifford 1886, 394], c’est-à-dire les sentiments suscités lorsqu’un individus considère sa position face à la réalité conçue comme un tout. Dans sa « Conférence sur l’éthique » [PIII, 17], Wittgenstein admettait avoir ressenti des sentiments de ce genre et parlait à leur propos d’une tendance de l’esprit humain qu’il « respecte profondément » et qu’il « ne ridiculiserait à aucun prix » [PIII, 19]. Que Wittgenstein puisse avoir ressenti de tels sentiments ne fait aucun doute, il suffit de penser à son expérience de l’angoisse devant la mort durant la guerre2, ou simplement de relire certaines de ses remarques sur la musique, comme celle-ci : Beethoven est absolument réaliste ; j’entends par là que sa musique est totalement vraie, je veux dire : Il voit la vie entièrement comme elle est & puis il l’élève. C’est de la religion de part en part & pas du tout de l’écriture religieuse. C’est pourquoi, pendant que les autres capitulent, il a le pouvoir de consoler de réelles souffrances & il faut se dire qu’avec eux : non, il n’en est vraiment pas ainsi. Il ne berce pas dans un beau rêve, mais il délivre le monde en le voyant tel qu’il est, sous un jour héroïque. [Wittgenstein 1999, 59] Wittgenstein aurait plutôt eu tendance à mépriser ceux dont l’esprit est tel qui ne sont pas capable de ressentir de telles émotions. Ainsi, Frank Ramsey, avec qui il avait de profonds désaccords théoriques, avait selon lui « un mauvais esprit », mais « son âme n’était pas mauvaise », parce que son appréciation de la musique relevait selon Wittgenstein de ce genre d’émotions [Wittgenstein 1999, 30]. Dans la « Conférence sur l’éthique », Wittgenstein mentionne deux exemples de sentiments cosmiques : « Je m’étonne de l’existence du monde » et « Je suis en sécurité, rien ne peut m’affecter, quoi qu’il arrive » [PIII, 15] ; les mêmes sentiments peuvent selon lui aussi être exprimés dans un langage religieux, respectivement : « Dieu a créé le monde » et « Je me sens en sécurité dans les mains de Dieu » [PIII, 16-17]. Il faut noter que cet « étonnement de l’existence du monde » est justement celui qui s’exprime par la question « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt 2 Voir le témoignage des « carnets secrets » [Wittgenstein 2001]. 4 que rien ? », qu’on retrouve à la toute fin de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » [Heidegger 1968, 72]. Cet étonnement est aussi équivalent à ce que Wittgenstein appelle « mystique » au 6.45 de son Tractatus, c’est-à-dire « le sentiment du monde comme totalité bornée ». Ce sont ces sentiments et le besoin que l’on peut ressentir de les exprimer qui sont à l’origine de la « métaphysique ». En effet, le métaphysicien cherche à intégrer ces sentiments cosmiques dans un discours rationnel, sensé en donner, selon le principe de raison suffisante, les fondements. Les remarques de Heidegger sur l’angoisse dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? », auxquelles Wittgenstein fait explicitement référence, sont justement de cet ordre : Dans la nuit claire du néant de l’angoisse se montre enfin la manifestation originelle de l’être comme tel : à savoir qu’il y ait de l’être et non pas rien. [Heidegger 1968, 62] (Traduction modifiée) Les sentiments cosmiques se retrouvent chez Heidegger sous la figure des « Grundstimmungen », dont l’angoisse fait partie – il y a aussi l’ennui, etc.3 Ces sentiments ont selon lui le pouvoir de nous révéler quelque chose sur notre situation face à ce que Wittgenstein appelle le « monde comme tout délimité ». Le sens de cette remarque est clair : l’angoisse révèle quelque chose, « à savoir qu’il y ait de l’être et non pas rien ». Plus précisément, l’angoisse est sensée révéler, selon Heidegger, que le néant est la « condition préalable qui rend possible la manifestation de l’être en général » [Heidegger 1968, 62] ; en d’autres termes tout aussi vagues, que l’être surgit sur un fond de néant. Dans sa dictée à Waismann de 1932, Wittgenstein en donnera une version imagée en parlant d’un « îlot de l’être qui serait entouré de tous côté de la mer infinie du néant » [D, 36]. 3 Sur cette question, voir [Bollnow 1995]. 5 Il faut distinguer l’attitude qu’a pu avoir Wittgenstein envers les sentiments cosmiques de sa critique de la métaphysique. Pour lui, le discours métaphysique gâche ces sentiments. Lors de la rencontre du 30 décembre 1929, il parle de « bavardage » (Geschwätz) et cite de mémoire Saint Augustin, laissant clairement entendre que tout cela n’est que du « non-sens » [WCV, 39]. Cette attitude faite de respect envers les sentiments cosmiques et de mépris de la métaphysique est essentiellement celle de son maître Russell, qu’il suit de près dans son Tractatus4, et pour qui uploads/Philosophie/ l-x27-architecture-de-wittgenstein-metaphysique-style-et-expression-mathieu-marion.pdf
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- Publié le Apv 18, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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