Alain Grosrey Bouddhisme & philosophie Extrait de l’ouvrage Le Grand Livre du B
Alain Grosrey Bouddhisme & philosophie Extrait de l’ouvrage Le Grand Livre du Bouddhisme Annexes - Passerelles Éd. Albin Michel, nov. 2007 Abstract Aperçu de quelques analogies significatives entre le bouddhisme et la philosophie occidentale, en particulier la philosophie antique et la phénoménologie. Annexe 5 / Passerelles Bouddhisme et philosophie - 794 Annexe 5 Passerelles Les références des ouvrages abordant ces thèmes figurent dans la partie finale de la bibliographie. Les développements qui suivent ne donnent qu’un bref aperçu de ces passerelles. Il s’agit bien de passerelles et non de ressemblances. ● Bouddhisme et philosophie Certains titres d’ouvrages laissent à penser qu’il existe une “philosophie du Bouddha” et plus généralement des “philosophies bouddhistes” 1. Mais peut-on réellement parler d’une philosophie du Bouddha, comme on dit la philosophie de Platon ou de Descartes ? Peut-on comparer l’enseignement du Bouddha et les textes des grandes figures de la pensée bouddhique (Nagarjuna, Shantideva, Dharmakirti ou Asanga, par exemple) aux entreprises des bâtisseurs de systèmes rationnels comme Hegel ou Kant ? Ce sont des univers mentaux et culturels très différents et l’on ne peut pas négliger l’écart qui les sépare. Bien sûr, il existe des parentés dans les procédés logiques et dialectiques, voire dans les visions qui conduisent à un certain choix de vie. Ces affinités donnent lieu à des recherches universitaires qui ne dépassent guère le cercle étroit des 1 Voir par exemple Môhan Wijayaratna, La philosophie du Bouddha, Éd. Lys, 2000, E. Guillon, Les philosophies bouddhistes, col. “Que sais-je ?” n° 3003, PUF, 1995, le Hors-Série N°50 (avril-juin 2003) du Nouvel Observateur intitulé La philosophie du bouddhisme et « Remarques finales sur la structure matricielle de la philosophie tibétaine » de Stéphane Arguillère dans Mipham, L’Opalescent Joyau, Fayard, 2004, p. 291-295. Annexe 5 / Passerelles Bouddhisme et philosophie - 795 indianistes et des spécialistes de la philosophie 1. Elles ont cependant l’avantage de décloisonner les pratiques philosophiques en ouvrant l’horizon au-delà de la ligne de partage que l’on a bien voulu tracer entre l’Orient et l’Occident. En se penchant sur les sens accordés au mot “philosophie” et en déterminant sa fonction pratique, on constate qu’il est délicat de plaquer ce terme sur un domaine où il n’a pas véritablement de signification. Certes, les sutras qui recueillent la parole du Bouddha comportent un riche contenu philosophique qui a été commenté par les penseurs du Theravada et des autres écoles. Certes, les points de vue bouddhiques sur la réalité tels qu’ils ont été exposés par les penseurs tibétains répondent à des exigences philosophiques rigoureuses et possèdent une dimension scolastique indéniable. Pour l’heure, s’il existe des structures élémentaires d’une philosophie ne serait-ce que tibétaine, elles restent à mettre à jour2. Même si les textes du Madhyamaka, par exemple, révèlent un souci de “construction philosophique”, ne serait-ce que dans la réfutation systématique des autres points de vue, leur profondeur et leur subtilité extrême ne peuvent être abordées de la même façon qu’un ouvrage occidental qui serait de la même veine. N’oublions pas que tous les enseignements bouddhiques ont un aspect profond qui se rapporte à la vue juste et un aspect vaste qui correspond à l’application de cette vue dans les activités de la compassion. L’aspect profond nécessite de repenser ce que nous appelons la lecture. Car traditionnellement l’accès au sens ne peut se faire sans la transmission orale d’un maître qualifié, sans des années d’étude et de méditation. Quant à l’aspect vaste qui fait appel à l’intelligence du cœur, voilà bien une mise en acte oubliée de la philosophie occidentale, sauf si l’on se 1 Voir un exemple de philosophie comparée (Nagarjuna/Aristote) dans l’ouvrage de Guy Bugault, L’inde pense-t-elle ?, PUF, 1994. Voir également André Comte-Sponville, Le Mythe d’Icare. Traité du désespoir et de la béatitude, PUF, 1984. Le philosophe établit des rapprochements entre Épicure et Bouddha, Spinoza et Nagarjuna. 2 Voir les développements intéressants de Stéphane Arguillère sur cette question dans sa postface à L’Opalescent Joyau de Mipham, op. cit., p. 295. Annexe 5 / Passerelles Bouddhisme et philosophie - 796 tourne vers l’Antiquité pour découvrir ce décalage entre le discours philosophique et les exercices spirituels visant à demeurer à la fois présent à l’esprit et aux autres, à la lumière du Bien dans lequel le regard s’établit. De telles expériences échappent à toute théorisation et systématisation du fait même que la pensée dialectique s’y trouve naturellement absente. Matthew T. Kapstein, l’un des grands spécialistes de la langue et de la pensée tibétaines, a donné une explication très claire quant au caractère étrange et hybride de la formule “philosophie bouddhique”. En conclusion de son article Qu’est-ce que la philosophie bouddhique ?, il précise : « Quoique l’on puisse justement affirmer à propos des fortes affinités qui existent entre certaines dimensions importantes de la pensée bouddhique et certaines facettes non moins essentielles de cette entreprise que nous appelons la philosophie, nous devons persister, à certains égards, dans notre perplexité à l’égard de la relation entre bouddhisme et philosophie, même après que nous en sommes venus à accepter la locution “philosophie bouddhique”. C’est pourquoi je veux considérer la philosophie bouddhique non en tant que chose achevée, mais comme une virtualité qui reste à réaliser1. » * Les cinq remarques qui suivent justifient la mise en garde qui vient d’être faite. Elles sont suivies par deux développements succincts concernant des analogies significatives entre le Dharma, la philosophie antique et la phénoménologie. D’autres pistes auraient pu être empruntées : celle, par exemple, que parcourt au XXe siècle Ludwig Wittgenstein sur la question des limites du langage, question juste esquissée dans le chapitre 9 et dans Le questionnement métaphysique face au silence (voir chap. 12, 2. 1 Voir le Hors-Série N°50 (avril-juin 2003) du Nouvel Observateur, op. cit., p. 7. Annexe 5 / Passerelles Bouddhisme et philosophie - 797 Déposer les questions) ; celle que trace l’œuvre de Spinoza dont la vison du bonheur, de la joie et de l’amour est proche des enseignements du Bouddha sur la sagesse inséparable de l’amitié pour le monde ; celle enfin de Schopenhauer dont on peut dénier le pessimisme si l’on admet la présence d’une version des quatre nobles vérités dans Le Monde comme volonté et comme représentation, encore qu’il faille être prudent car selon le philosophe allemand l’homme ne semble pas pouvoir se défaire du désir, et donc du manque qui le constitue, au point qu’en l’absence de souffrance ce n’est pas le bonheur qu’il expérimente mais l’ennui, comme si l’être humain était condamné à être toujours insatisfait, voué à toujours espérer. Première remarque Des études sociologiques récentes montrent que pour beaucoup d’apprentis et de sympathisants le bouddhisme est un art de vivre, une philosophie, une religion ou une voie spirituelle. Ces oscillations soulignent clairement que l’intégration du Dharma dans l’environnement occidental n’est pas sans poser des problèmes quant à la définition précise de son substrat fondamental. On assiste à un phénomène d’acculturation où la perception des enseignements est déterminée par ce que l’on en dit. À ce titre, les médias jouent un rôle de premier plan. La vision que nous avons du bouddhisme est loin d’être homogène. Considérer le bouddhisme comme une philosophie répond à la volonté de le situer hors des institutions religieuses, dans l’espace plus ouvert des nouvelles formes sécularisées de la spiritualité moderne. Le phénomène est rendu possible parce que le discours philosophique n’est plus la “propriété” des philosophes. Les scientifiques connus du grand public, par exemple, se sont appropriés une large part de ce discours, souvent en le diluant et en le débarrassant de son jargon technique. Annexe 5 / Passerelles Bouddhisme et philosophie - 798 Deuxième remarque Voici deux mille six cents ans, un tyran aurait demandé à l’illustre Pythagore : « Qui es-tu ? ». Pythagore aurait répondu : « Un philosophe », c’est-à-dire un “ami de l’intelligence poétique”. Le terme “philosophe” (philosophia) n’est attesté que dans les œuvres de Platon (v. 427-347). Ce n’est qu’après l’illustre Grec que sophia a le sens de “sagesse” et que philosophia désigne littéralement l’“amour de la sagesse”. Qu’entendent les Grecs de l’Antiquité par “intelligence poétique” ? Quelques significations émergent de l’enseignement pythagoricien sur la dynamique unitive du vivant. Pair/impair, limite/illimité, unité/multiple, droit/courbe, mâle/féminin, etc., ne sont pas des opposés mais des complémentaires qui révèlent cette dynamique en sa continuité. Ainsi il n’existe pas de discontinuité du corps et de l’esprit : l’un est l’harmonie de l’autre ; ils participent l’un et l’autre au même et unique phénomène. Cette vision rayonne jusque dans les formes que prend le savoir humain : l’arithmétique, la géométrie et la physique, par exemple, s’interpénètrent. L’intelligence poétique perçoit cette absence de distinction comme une trame en laquelle se tissent naturellement des réseaux de continuité et des niveaux d’imbrication. L’approche pythagoricienne est surtout un art de vivre, un art de se conduire en accompagnant le réel, en révélant ses arcanes et sa profonde unité. L’intelligence poétique serait cette capacité à échapper aux exigences de l’étroite pensée habituelle et à l’exiguïté du monde qu’elle produit. Capacité à vivre une expansion de soi dans l’oubli de l’hégémonie uploads/Philosophie/ saussure-boudhisme-et-philosophie.pdf
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- Publié le Mai 13, 2021
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