Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Steve
Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Stevens L’existentialisme de Sartre, entre dialectique et phénoménologie (1ère séance : 12 novembre 2014) Aperçu bio-bibliographique de Sartre (1905-1980) Jean-Paul Sartre a passé son enfance dans une famille bourgeoise cultivée, entre sa mère, veuve, et la figure dominatrice de son grand-père. Dans son autobiographie, Les Mots, parue en 1963, il évoque l’imposture dans laquelle il se trouvait constamment : enfant laid, passionné par la lecture et l’écriture mais peu à l’aise avec les autres enfants, il a toujours joué le rôle que les adultes attendaient de lui ; et ensuite il a continué à jouer des rôles, notamment celui d’écrivain. À l’École Normale où il étudie la philosophie, cette fois c’est le rôle de bouffon et d’amuseur qui lui permet de se faire accepter et admirer par ses camarades. Sans exagérer les effets psychologiques, on peut penser que cette expérience personnelle de l’imposture a une influence importante sur sa philosophie des relations interpersonnelles. Après avoir obtenu l’agrégation de philosophie, il est affecté au lycée du Havre en 1931. Il y reste jusqu’en 1937, sauf pendant les années 33-34 qu’il passe à l’Institut français de Berlin, où il complète sa connaissance de la philosophie allemande, en particulier la phénoménologie fondée par Husserl (philosophe autrichien qui enseigna dans plusieurs universités allemandes, 1859-1938), dans la lignée de laquelle il fera paraître quatre petites études entre 1936 et 1940 : L’Imagination (1936), La Transcendance de l’Ego (1936), Esquisse d’une théorie des émotions (1939) et L’Imaginaire (1940). Il est ensuite muté au lycée de Neuilly et publie son premier roman, La Nausée, en 1938 chez Gallimard, qui lui assure immédiatement la notoriété. Mobilisé pendant la « drôle de guerre », il écrit des Carnets qui seront publiés peu après sa mort. Il est fait prisonnier et passe quelques mois dans un stalag, de juin 1940 à mars 1941. Libéré et rentré à Paris, il essaie de fonder un groupe de résistants mais abandonne après quelques mois et reprend son activité de professeur de lycée en même temps qu’il fait jouer ses premières pièces de théâtre (Les Mouches en 1943 et Huis clos en 1944). Il publie en 1943 son premier grand ouvrage de philosophie, L’Être et le néant, dans lequel il développe une conception personnelle de la phénoménologie héritée de Husserl et de Heidegger. Vers la fin de l’occupation, Camus le fait collaborer au journal résistant Combat, ce qui le place du bon côté à la libération, au point qu’il fait partie du Conseil national des écrivains chargé de juger les intellectuels pour leur éventuelle collaboration avec l’occupant. Désormais, il se consacre à l’écriture et connaît un immense succès par ses romans et pièces de théâtre, ses essais de critique littéraire et ses œuvres philosophiques. Il crée également, en 1945, la revue Les Temps modernes, qui se fait l’écho des débats dans tous les domaines intellectuels et politiques. Il cherche à se rapprocher des communistes, mais dans un premier temps son attitude critique et la méfiance du PCF le maintiennent à une certaine distance. Dans la présentation du premier numéro de la revue, il écrit : « Nous nous rangeons du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même. Aussi, à propos des événements politiques et sociaux qui viennent, notre revue prendra position en chaque cas. Elle ne le fera pas politiquement, c’est-à-dire qu’elle ne servira aucun parti ». C’est surtout dans les années 50 qu’il sera un « compagnon de route » du PC, prêt à accepter toutes les concessions, jusqu’à l’invasion soviétique à Budapest en 1956. Il ne cesse jusqu’à sa mort de s’engager pour des causes politiques aux côtés des opprimés, y compris en soutenant le FLN, la révolution cubaine, le Tribunal Russell qui condamne les guerres impérialistes. Son dernier grand ouvrage philosophique, Critique de la raison dialectique (1960) est une tentative de conciliation entre marxisme et existentialisme, en particulier autour de l’articulation entre la conscience individuelle et l’action collective ; il est inachevé. Après sa mort paraîtront encore les Cahiers pour une morale, qui rassemblent des carnets écrits en 1947-1948, que Sartre n’a jamais pu achever alors même que le projet de proposer une morale correspondant à son ontologie était essentiel à ses yeux. De nombreux essais et réflexions sur l’actualité sont publiés sous les titres de Situations (du tome I, en 1947, au tome X, en 1976). 2 On peut dire que l’articulation de l’individuel et du collectif est la préoccupation principale de Sartre pendant toute sa vie, dès la rédaction de l’Être et le néant. Cependant, pour arriver à comprendre le comportement individuel par rapport à autrui et l’empreinte déterminante d’autrui sur le développement individuel, il passe par une longue élaboration ontologique et phénoménologique qui est très technique et repose sur des concepts hérités de l’histoire de la philosophie. Cette technique conceptuelle n’a rien de superflu ou d’inutilement compliqué ; elle est indispensable pour dépasser le niveau superficiel de l’étude des relations humaines. Pour comprendre cette nécessité, et aussi les enjeux profondément pratiques de toute son entreprise, il est intéressant de se pencher d’abord sur le malentendu qu’a provoqué une première tentative de vulgarisation de sa pensée, lors d’une conférence prononcée deux ans après la parution de l’Être et le néant, et qui sera publiée sous le titre L’existentialisme est un humanisme. En effet, juste après la libération se fait sentir le besoin de jouir intensément de la vie après les années de privations, et le mouvement populaire qui s’empare des caves de Saint-Germain-des-Prés, du jazz et de toute une explosion de jouissances se réclame de l’existentialisme de Sartre. Or, Sartre a bien conscience que cette revendication n’a pas grand chose à voir avec sa philosophie, et en outre à ce moment-là il a besoin de présenter sa philosophie sous un jour plus sérieux et rigoureux, notamment pour pouvoir se rapprocher des communistes. C’est pourquoi, il entreprend de la redéfinir dans une conférence prononcée en 1945 et rapidement publiée sous le titre L’existentialisme est un humanisme. En partant de la notion d’existentialisme, nous remonterons ensuite aux concepts philosophiques d’existence et d’essence, d’être et de néant. L’existentialisme est un humanisme La fille adoptive de Sartre, Arlette Elkaïm-Sartre, a expliqué à la fois ces enjeux et ce malentendu dans la préface qu’elle a rédigée pour la nouvelle édition de L’existentialisme est un humanisme, en 1996. Elle fait remarquer que Sartre a beaucoup simplifié sa théorie dans l’intention de la faire comprendre à un large public, qui l’avait découverte indirectement par ses premiers romans et par le phénomène socio-culturel qu’était devenu l’existentialisme. Elle dit qu’il faut le comprendre dans le contexte de l’époque et en rapport avec la volonté qui a toujours été celle de Sartre d’intervenir dans la société : « Dans cette conférence, Sartre voudrait au moins, au point où il en est de sa recherche philosophique, convaincre les marxistes du P.C. qu’elle ne contredit pas la conception marxiste de la détermination de l’homme par l’économique. [...] Dans l’espoir de dissiper les malentendus, Sartre est entraîné ici à schématiser ses propres thèses, à n’en souligner que ce qu’on entendra. Il en vient à gommer la dimension dramatique du rapport indissoluble de la réalité-humaine à l’Être : sa conception personnelle de l’angoisse, par exemple, héritée de Kierkegaard et de Heidegger, et réinventée, qui tient une place centrale dans son essai d’ontologie, est réduite ici à l’angoisse éthique du chef militaire au moment d’envoyer ses troupes à l’assaut. Cet effort de vulgarisation et de conciliation sera vain : les marxistes ne désarmeront pas1. » Sartre répond à deux reproches venant des communistes : 1/ l’existentialisme montre que toute action est impossible, toute voie fermée, et invite donc à se replier sur un « quiétisme du désespoir » ; 2/ le subjectivisme du cogito cartésien, pris comme point de départ, rend impossible le passage à la solidarité avec les autres hommes. Le premier reproche est étrange parce que, comme on va le voir, la philosophie de l’Être et le néant constitue au contraire une valorisation du projet, de la projection dans un avenir à créer, et de la responsabilité individuelle des actions. Sartre explique que sa philosophie est une élucidation des conditions de l’action et que passer par cette élucidation est plus utile à la pratique que de rester dans les évidences des conceptions courantes. Il ajoute que « toute vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité humaine » (p. 23), et c’est par cet ancrage dans le spécifiquement humain qu’il faut entendre que l’existentialisme est un humanisme. 1 Folio Essais, 1996, p. 13-14. 3 Le deuxième reproche est plus pertinent parce que prendre pour point de départ d’une recherche sur l’homme la conscience individuelle constitue effectivement un risque de ne pouvoir rendre compte d’un extérieur de la conscience ni des relations qui s’établissent entre les consciences humaines. Cependant, nous allons voir que le subjectivisme des phénoménologues évite cet écueil par sa conception particulière du rapport uploads/Philosophie/ l-x27-existentialisme-de-sartre.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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