1/321 2/321 RUWEN OGIEN L’INFLUENCE DE L’ODEUR DES CROISSANTS CHAUDS SUR LA BON
1/321 2/321 RUWEN OGIEN L’INFLUENCE DE L’ODEUR DES CROISSANTS CHAUDS SUR LA BONTÉ HUMAINE et autres questions de philosophie morale expérimentale 3/321 Avant-propos Un antimanuel d’éthique Ce livre est une introduction générale à l’éthique1. Mais il n’a ni la prétention d’apprendre à vivre, ni la vocation d’enseigner l’histoire des idées morales des origines à nos jours, dans l’ordre chronologique. Son ambition est beaucoup plus modeste : mettre à la disposition de ceux que cela pourrait intéresser une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots (« Dignité », « Vertu », « Devoir », etc.) et les grandes déclarations de principe (« Il ne faut jamais traiter personne comme un simple moyen », etc.). Si ces titres n’étaient pas devenus des marques déposées, j’aurais pu l’appeler Antimanuel d’éthique ou Petit cours d’autodéfense intellectuelle contre le moralisme. Comme il s’agit d’un livre de philosophie et non d’un roman policier, je suppose que personne ne sera frustré si je « tue le suspense » en présentant tout de suite mes idées principales. Je peux les résumer en deux propositions : 4/321 1) Il n’est pas vrai que nos croyances morales n’auraient absolument aucune valeur s’il était impossible de les faire reposer sur un principe unique et incontestable (Dieu, la Nature, le Plaisir, les Sentiments, la Raison, etc.) : en éthique, on peut se passer de « fondements ». 2) Admettre une certaine forme de pluralisme des doctrines et des méthodes est l’option la plus raisonnable en éthique. Je ne suis évidemment pas le seul à soutenir ce genre d’idées antifondationnalistes et pluralistes2. Mais je me permettrais de dire que ma façon de les défendre a pour originalité de reposer presque entièrement sur l’examen critique des deux ingrédients de base de la « cuisine » morale : les intuitions et les règles de raisonnement. Qu’est-ce qu’une intuition morale ? Qu’est-ce qu’une règle de raisonnement moral ? La « cuisine » morale Certains arguments moraux sont extrêmement simples. Ils ont la forme de jugements bruts sur ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, qu’on ne cherche même pas à justifier, car ils semblent évidents par eux-mêmes. Par exemple : Quand on voit un enfant qui se noie, on essaie de le sauver. Il serait monstrueux de ne rien faire pour l’aider à sortir de l’eau3. 5/321 Pour qualifier ces jugements directs, spontanés, supposés évidents par eux-mêmes, les philosophes ont pris l’habitude de dire que ce sont des intuitions morales. D’autres arguments moraux sont plus compliqués. Ils lient des intuitions entre elles par des relations de pensée, des règles élémentaires de raisonnement moral. Ainsi, pour dénoncer la bonne conscience des riches, qui ne font rien ou presque pour mettre fin à la famine et la grande pauvreté dans le monde, Peter Singer, le philosophe devenu célèbre par son combat sans concessions contre l’élevage industriel des animaux, avance l’argument suivant. En ne donnant rien ou presque rien aux organisations qui luttent contre la famine dans le monde, vous laissez mourir des enfants dans de nombreux pays. Vous vous comportez de façon aussi monstrueuse que si vous les laissiez se noyer sous vos yeux dans un étang sans bouger le petit doigt4. Il serait vraiment très étonnant que l’argument suffise à convaincre les nantis de partager leurs richesses. Mais il est très intéressant du point de vue de sa construction. Peter Singer met sur le même plan moral le fait de laisser mourir un enfant qui se noie dans un étang sous vos yeux, et celui de laisser mourir de faim un enfant dans un pays lointain. Il affirme que les deux comportements sont aussi monstrueux. C’est une comparaison qu’on peut certainement contester. Mais ce qui m’intéresse, c’est qu’elle fait appel implicitement à l’une des règles élémentaires du raisonnement moral : Il faut traiter les cas similaires de façon similaire. En réalité, les arguments moraux complexes ont 6/321 toujours à peu près la même forme. Ils reposent d’une part sur des intuitions simples, relatives à ce qui est bien ou mal, juste ou injuste ; et, d’autre part, sur des règles de raisonnement moral qui nous disent comment elles peuvent s’appliquer. Intuitions et règles de raisonnement sont les deux ingrédients de base de la « cuisine » morale. Comment pourrions-nous approfondir notre compréhension de la pensée morale sans passer par leur analyse systématique, et sans essayer de répondre aux questions philosophiques qu’ils posent ? Quelles sont-elles ? Questions sur les règles et les intuitions Trois règles élémentaires de raisonnement moral sont bien connues. « Devoir implique pouvoir » (ou : « À l’impossible nul n’est tenu ») ; « De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être » (ou : « Il ne faut pas confondre les jugements de fait et les jugements de valeur ») et enfin « Il faut traiter les cas similaires de façon similaire » (ou : « Il est injuste de faire deux poids deux mesures »). On peut se demander s’il y en a d’autres, si elles sont suffisamment claires et précises, si elles sont cohérentes entre elles, et si ce sont des sortes de « dogmes » inattaquables ou des propositions ouvertes à la contestation. De nombreuses questions se posent aussi à propos des intuitions morales. Comment fait-on pour les connaître ? Sont-elles les mêmes partout et chez tout le monde ou sont-elles différentes d’une société à l’autre et d’un 7/321 individu à l’autre ? Sont-elles innées, apprises, ou un peu les deux en même temps ? S’agit-il de réactions purement émotionnelles ou de jugements spontanés qui n’ont pas forcément un contenu affectif ? Quel est le rôle des intuitions morales dans la justification des grandes théories morales ? Pour essayer de répondre à ces questions je me sers largement de ce qu’on appelle la « philosophie morale expérimentale ». Qu’est-ce que la philosophie morale expérimentale ? La philosophie morale expérimentale est une discipline encore en gestation, qui mêle l’étude scientifique de l’origine des normes morales dans les sociétés humaines et animales, et la réflexion sur la valeur de ces normes, sans qu’on sache encore exactement dans quelle direction elle finira par s’orienter, et quelle sera la nature de sa contribution à la philosophie (si elle en a une)5. Pour ses promoteurs les plus enthousiastes, c’est un style d’investigation révolutionnaire, qui se tourne vers les sciences naturelles pour trouver des moyens de clarifier ou de résoudre les problèmes traditionnels de la philosophie6. D’autres promoteurs, un peu moins enthousiastes, ou un peu plus habiles, préfèrent dire que ce style d’investigation n’a absolument rien de nouveau. D’après eux, la philosophie morale expérimentale ne fait que renouer les liens entre les sciences naturelles et la 8/321 philosophie, qui étaient très solides autrefois, et qu’il n’aurait jamais fallu rompre, car c’est grâce à eux que les connaissances humaines ont pu progresser7. C’est une querelle d’histoire des idées dans laquelle je n’entrerai pas. Ce qui m’intéresse, c’est que la philosophie morale expérimentale propose cinq classes de données empiriques susceptibles de contribuer à la réflexion morale. 1) Enquêtes sur les intuitions morales de chacun et de tout le monde. 2) Enquêtes sur les raisonnements moraux de chacun et de tout le monde. 3) Expériences de laboratoire sur la générosité ou la cruauté humaine. 4) Recherches psychologiques sur le développement moral des enfants. 5) Rapports anthropologiques sur la diversité des systèmes moraux. Il serait absurde, à mon avis, de décider d’avance que ces travaux ne pourront absolument pas servir à clarifier des questions de philosophie morale, sous le prétexte qu’ils portent sur des faits et non sur des valeurs ou des normes, et qu’il existe un abîme infranchissable entre les deux genres d’enquête. Pour certains philosophes, l’opposition entre la recherche scientifique et la réflexion morale n’est plus défendable. C’est un dogme qui est mort8. Sans aller jusque-là, on peut s’interroger sur sa signification exacte et veiller à ce qu’elle reste ouverte à l’examen critique. 9/321 Introduction À quoi servent les expériences de pensée ? Imaginez un canot de sauvetage pris dans une tempête en pleine mer. À son bord, il y a quatre hommes et un chien. Tous les cinq vont mourir si aucun homme n’accepte d’être sacrifié, ou si le chien n’est pas jeté par-dessus bord. Est-il moralement permis de jeter le chien à la mer simplement parce que c’est un chien, sans autre argument9 ? Qu’en pensez-vous ? Supposez, à présent, que ces hommes soient des nazis en fuite, auteurs de massacres de masse barbares, et que le chien soit un de ces sauveteurs héroïques, qui ont permis à des dizaines de personnes d’échapper à une mort atroce après un tremblement de terre. Est-ce que cela changerait quelque chose à votre façon d’évaluer leurs droits respectifs à rester sur le canot de sauvetage ? Les problèmes de sacrifice d’animaux pour le bien des membres de notre espèce, quels qu’ils soient, ne se posent 10/321 pas que dans les fictions morales. En 1984, aux États- Unis, un chirurgien uploads/Philosophie/ l-x27-influence-de-l-x27-odeur-des-croissants-chauds-sur-la-bonte-humaine-et-autres-questions-de-philosophie-morale-experimentale.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 05, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.7830MB