Tout d'un coup, la psychanalyse: un entretien avec François Regnault Propos réu
Tout d'un coup, la psychanalyse: un entretien avec François Regnault Propos réunis par Peter Hallward, à Paris, le 1 mai 2008 PH: Les Cahiers pour l’Analyse sont lancés à la fin de 1965. Est-ce que vous étiez toujours à l’Ecole Normale à l’époque? FR: Non je n’étais plus à l’Ecole. Je suis entré en 1959. Jacques-Alain Miller est entré en 1962, et Jean- Claude Milner en 61. Alain Grosrichard en 62. Alain Badiou bien avant, en 56 je crois, je ne l’ai jamais vu à l’Ecole. J’y suis resté jusqu’à 63. J’ai fait la connaissance de Miller, Milner etc. aux séminaires de Louis Althusser, sur Marx. Je me rappelle très bien un exposé de Miller sur Descartes, qui était tout à fait remarquable; tout le monde était fasciné. J’ai sympathisé avec lui. Ensuite je suis allé faire mon service militaire, en 1963-64 et 64-65, comme enseignant au Prytanée militaire de La Flèche. Je revenais tous les week-ends, et je voyais régulièrement Miller et Milner, qui m’ont expliqué leur idée de fonder ces nouveaux Cahiers pour l’Analyse, dont le premier numéro paraîtrait en janvier 1966. Rappelez-vous que Lacan avait lancé son séminaire à l’Ecole en janvier 1964; j’ai assisté au séminaire sur ‘La Science et la vérité’ (CpA 1.1) le 1er décembre 1965. C’est vers ce moment-là que Miller et Milner ont décidé de lancer un ‘cercle de l’épistémologie’ , de traiter l’histoire des sciences, etc. PH: C’est l’arrivée de Lacan à l’Ecole qui a inspiré le lancement du cercle? FR: Non pas seulement, c’était plusieurs choses. D’abord c’était certainement l’intérêt d’Althusser pour les sciences, et notamment sa décision d’abandonner la différence entre science ‘bourgeoise’ et science ‘prolétarienne’ . La tradition marxiste-léniniste française tenait toujours à cette différence, mais Althusser, inspiré par Canguilhem, par Bachelard, par l’histoire des sciences, pensait qu’il fallait en finir absolument avec cette distinction. Deuxièmement, et plus profondément, c’était le moment où la pensée universitaire française passait de la phénoménologie à la logique et à l’épistémologie. Je me rappelle que quand j’étais en khâgne, les sujets qu’il fallait préparer c’étaient toujours de sujets tirés de la phénoménologie: la conscience, l’intentionnalité de la conscience, le vécu, etc. etc. On en avait un peu assez. Et tout d’un coup sont arrivés, à la rue d’Ulm [l’Ecole Normale], une constellation de problèmes assez complexes mais qu’on pourrait appeler ‘structuralistes’ . Ces problèmes concernaient Lévi-Strauss et les structures élémentaires de la parenté, la linguistique structuraliste, Jakobson etc. – n’oublie pas que Milner faisait des études de grammaire, il a fait l’agrégation de grammaire et non pas de la philosophie. Et puis Lacan avait introduit l’idée de l’inconscient structuré comme un langage. Donc à partir de ce moment-là le paysage a changé. PH: Et la lecture de Cavaillès aussi, pour la logique? FR: Oui c’est grâce à Canguilhem qu’on avait lu beaucoup de Cavaillès, notamment son livre Sur la logique et la théorie de la science. Canguilhem, il n’avait jamais été très phénoménologue, il avait toujours été assez logicien et assez épistémologue, et historien des sciences. Mais il était isolé. Quand j’étais à rue d’Ulm, et on suivait les cours de Canguilhem à la Sorbonne, on était quatre ou cinq dans la salle. L’histoire des sciences n’était pas à la mode. Par contre, le jour où Canguilhem a été nommé président de l’agrégation, vous avez vu arrivé tout d’un coup, au moi de mai/juin, pour l’année suivante, toute une foule d’étudiants... PH: Oui, Canguilhem serait président du jury de l’agrégation de philosophie pendant des années essentielles, de 1964 à 1968 je crois.1 Et ‘phénoménologie’ à l’époque, pour la Sorbonne, cela voulait dire essentiellement la tradition allemande, et plutôt Husserl que Heidegger? Ou bien est-ce que les questions se posaient plutôt par référence à Sartre ou Merleau-Ponty? FR: La phénoménologie à l’université, oui, c’était Husserl, et donc aussi Ricœur, en tant que traducteur et commentateur d’Husserl. La tradition hégélienne, représentée par Jean Hyppolite (directeur justement de l’Ecole Normale) était assez mal vue à l’université. Sartre aussi était peu présent à l’université en tant que telle, mais quand il a publié Critique de la raison dialectique (en 1960) c’était très important. A l’Ecole beaucoup de monde le lisait. Nous autres, althussériens, on l’a lu aussi mais on le lisait comme déjà dépassé. Et je me rappelle très bien le moment quand Hyppolite a invité Sartre à l’Ecole, en avril 1961, pour présenter une conférence dans la Salle des Actes;2 il y avait Canguilhem, il y avait Althusser, Merleau-Ponty, etc. – et par ailleurs c’est la dernière fois que Sartre a vu Merleau-Ponty, et il a raconté cette séance, en détail, dans son hommage à Merleau-Ponty3. C’était une séance importante; Sartre est paru comme un peu isolé dans un monde qui s’éloignait de lui. PH: Sartre lui-même présente dans ce livre une sorte d’anthropologie ‘structuraliste’ , mais c’est toujours le praxis individuel qui reste déterminant. FR: Oui c’est ça, il s’agit non pas de savoir ce que font les structures, il est question de savoir ce que fait l’individu des structures qui lui sont imposées. Il faut ajouter aussi, si on veut que le paysage soit complet, qu’il y avait également les heideggériens à l’Ecole, notamment Jean Beaufret, et Dominique Janicaud, qui ne partageaient pas l’enthousiasme naissant pour les sciences. PH: Donc jusque-là, l’intérêt pour la logique restait assez marginal. FR: Oui, assez marginal. Il fallait l’étudier un peu, pour la licence de philosophie, pour l’agrégation, et à l’Ecole il y avait un spécialiste de la logique, Roger Martin. Mais ça restait un petit filet, qui n’avait pas une grande importance. Après, tous mes camarades se sont intéressés à la logique, et à la logique mathématique, etc., mais c’était nouveau. Il faut laisser de côté le fait qu’Alain Badiou s’était toujours occupé de mathématiques. C’est moi, par ailleurs, qui ai introduit Badiou dans les Cahiers pour l’Analyse, parce qu’à partir de 1965 j’étais nommé professeur de lycée à Reims, et Badiou y était déjà. Il venait de quitter le lycée pour la faculté, une nouvelle université. On a fait connaissance tout de suite, je lui ai parlé des Cahiers et il s’est immédiatement inscrit dans le projet. PH: Il était toujours plutôt sartrien á l’époque? FR: C’est difficile à dire: oui et non. Il y avait trop chez lui de science, de l’histoire de la philosophie, des mathématiques, pour qu’il soit complètement sartrien. Et déjà il s’intéressait à la psychanalyse. Il avait fait un exposé sur Lacan, à rue d’Ulm, avant même qu’Althusser l’ait invité (et avant mon arrivée à l’Ecole). On était plus jeune que lui; il aurait bien pu réagir avec mépris devant cette ‘petite revue des gamins’ , mais au contraire il a tout de suite adhéré au projet. Et donc les Cahiers pour l’Analyse ont toujours été représenté, jusqu’à la fin, par six personnes: Miller, Milner, Duroux, Badiou, Grosrichard et moi. PH: Dans le champ général de cette valorisation de la logique et des sciences, pourquoi cet intérêt particulier pour Lacan et pour la psychanalyse? FR: L’intérêt particulier pour Lacan venait strictement du fait qu’Althusser, ayant des problèmes mentaux bien connus et assez compliqués, et qui était en analyse depuis un certain temps, une fois qu’il a appris que le séminaire de Lacan avait cessé à Sainte-Anne, il l’a invité à rue d’Ulm. Il faut apprécier que la folie d’Althusser, sa psychose, était d’une utilité organique dans l’introduction de la psychanalyse dans le champ de la pensée à ce moment-là. Le parti communiste a toujours été embarrassé par la psychanalyse. La première séance du séminaire de Lacan à Ulm a eu lieu le 15 janvier 1964 dans la salle Dussane. A ce moment-là, Lacan avait plutôt une réputation bizarre (je laisse de côté Badiou, qui s’y intéressait déjà). J’avais lu un peu et je ne comprenais rien du tout; on avait l’impression d’un fantaisiste. Et en même temps la psychanalyse ne nous intéressait pas, parce que pour un philosophe (à l’époque) la psychanalyse n’existe pas: ce n’est que sexuel, ça n’entre pas dans le vrai champ de la pensée, etc. Tout vient de fait que Jacques-Alain Miller a assisté au séminaire de Lacan, et il a eu un coup de foudre. Milner aussi. Ils m’ont dit ensuite, viens, etc., ils étaient très enthousiastes. Et pour Miller, ce coup de foudre est renforcé par le fait qu’il a rencontré ensuite la fille de Lacan, Judith, qui devient bientôt sa femme. Alors à ce moment-là, tout d’un coup la psychanalyse est devenue un champ de réflexion pour la philosophie. Et comme Lacan s’intéressait aussi aux mathématiques, à la logique, à la linguistique, etc., la psychanalyse est entré dans le champ habilement. D’où le nom Cahiers pour l’Analyse, dans lequel, dans ‘analyse’ , il faut entendre deux choses: d’un côté l’analyse au sens le plus large, de la tradition philosophique qui remonte, disons, jusqu’à Pappus d’Alexandrie, l’analyse et la synthèse, etc. On citait beaucoup, à ce moment-là, la phrase du très grand mathématicien Galois, dans ces écrits: ‘ici on fait l’analyse de l’analyse’. Donc uploads/Philosophie/ regnault.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
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