L’intelligence de la main Marie DURU-BELLAT Ex-philosophe, Matthew B. Crawford

L’intelligence de la main Marie DURU-BELLAT Ex-philosophe, Matthew B. Crawford célèbre les vertus du travail manuel, qu’il oppose à l’aliénation propre aux emplois dits intellectuels. Convaincu que seul le travail non manuel est intelligent, il s’en prend aux politiques actuelles de formation et milite pour la revalorisation des activités concrètes. Recensé : Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Paris, La Découverte, 2010 [Shop Class as Soul Craft. An Inquiry into The Value of Work, Penguin Press, 2009]. Traduction française de Marc Saint-Upéry. 250 p., 19 €. Dans l’état actuel de la division du travail, il est rare d’occuper au cours d’une vie à la fois une profession dite intellectuelle et une profession dite manuelle. Matthew B. Crawford l’a fait et les leçons qu’il en tire sont tout à fait passionnantes. Ce philosophe-mécanicien, né en 1965 aux États-Unis, a d’abord suivi un cursus universitaire de physique à la fin des années 1980 ; faute de débouchés, il entreprend ensuite une série de ce qu’on appelle en France des « petits boulots » avant de reprendre jusqu’au doctorat des études de philosophie, qui lui permettent un temps de vivre de sa plume et de ses idées. Jusqu’à ce qu’une expérience de travail au sein d’un think tank de Washington lui révèle une face plus sombre du travail intellectuel, un travail routinier, hétéronome, de fait peu créatif, souvent à la limite de la manipulation (rédiger à la chaîne des comptes rendus de recherche orientés dans la ligne du think tank qui l’emploie). L’ennui le ronge, qu’il tue en allant « bricoler » des motos dans les sous-sols de son immeuble, avant de décider en 2004 d’ouvrir son propre garage… Et c’est l’Éloge du carburateur : dans ce livre réjoui et émouvant, l’auteur nous révèle sa découverte des bonheurs du travail manuel artisanal, qu’il oppose aux représentations faussement flatteuses du travail dit intellectuel1. L’affaire n’est pas mince, car nos sociétés aiment à se parer de l’image séduisante d’« économies de la connaissance », qui ont su, grâce à leur intelligence, se libérer des emplois durs et peu gratifiants, ceux qui demandent du muscle et non de l’intellect, prendre avec la nature et la matière une distance libératrice ; nous serions ainsi dotés d’un « avantage comparatif » par rapport aux pays pauvres cantonnés dans le rôle d’usine du monde, selon une division du travail gage d’efficacité (on aura reconnu les credos de l’économie classique). C’est sur la base de cette représentation, mot d’ordre et idéologie plus que réalité avérée, que l’OCDE a défendu en particulier les politiques de développement de l’enseignement supérieur, en évoquant souvent comme preuve tangible de ladite économie de la connaissance cet allongement des scolarités (ce qui est pour le moins circulaire). Depuis la dernière décennie, les pays censés se cantonner aux emplois les moins qualifiés ont largement montré qu’ils n’étaient pas si stupides… Il n’empêche, l’idée que le salut individuel passait par l’acquisition de connaissances abstraites et de diplômes de plus en plus élevés s’est largement diffusée et elle s’est appuyée sur un mépris ancestral, particulièrement dans notre pays, des professions dites manuelles. Faut-il rappeler qu’en France, les formations débouchant sur les emplois d’ouvriers qualifiés sont de fait réservées aux élèves en difficulté scolaire, et qui s’y trouvent le plus souvent orientés par défaut, convaincus qu’ils n’ont là que ce qu’ils méritent… Pour bousculer ces préjugés inscrits au plus profond de l’école et de nos élites, Crawford s’attaque à ce grand clivage perçu comme un gage du progrès entre travail manuel et travail intellectuel. D’un côté, il s’agit de montrer que tout travail manuel requiert de l’intelligence – avec des exemples précis appliqués à la réparation de motos –, et de l’autre que bien des activités dites intellectuelles n’en exigent pas beaucoup. Il discute, en retrouvant les accents du philosophe, la thèse latente selon laquelle on pourrait séparer le faire et le penser et que manipuler des abstractions équivaut à penser. Certes, le leitmotiv du progrès est de nous offrir la possibilité de nous libérer de tous les fardeaux physiques pour nous permettre de réaliser nos véritables aspirations, d’ouvrir ainsi un espace de liberté. Est-ce si sûr ? Matthew B. Crawford épingle avec humour tous les discours convenus sur cette nouvelle 1 Notons que vient de sortir, sur le même thème, un ouvrage de Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel (janvier 2010). « creative class » en émergence, qui aurait le privilège de s’épanouir dans son travail et conjuguerait liberté et maximisation de son potentiel, pour le plus grand profit de la croissance économique elle-même. Pourtant, tous ces travailleurs de l’ingénierie, du design, de la publicité ou des secteurs artistiques qui aiment à se percevoir comme libres, créatifs, à l’avant-garde de la modernité le sont-ils toujours et vraiment ? Ou bien tout ceci n’est-il pas pour une grande part rhétorique ? De même, tous ces emplois de cols blancs de grandes entreprises sont-ils, pour n’être pas des emplois manuels, des emplois intellectuels ? C’est vrai, ils nous « épargnent » les tâches jugées les plus viles, qui auraient, dès lors que nous sommes tous instruits, un « coût d’opportunité » bien trop élevé : n’est-ce pas une perte de temps, pour un diplômé qui peut gagner bien plus, que de réparer soi-même tout ce qui cloche chez lui ? Ce raisonnement, qui semble frappé au sceau du bon sens, Matthew B. Crawford le démonte en y dénonçant l’effet insidieux d’un impérialisme économique qui réduit toute activité humaine à une quantité abstraite de temps et de valeur monétaire, comme si elles étaient complètement commensurables et interchangeables. On peut pourtant, même très diplômé, préférer « perdre du temps » à réparer soi-même son vélo ou à confectionner le plat qui serait pourtant mieux réussi par le traiteur du quartier. Outre le fait qu’on évacue toute notion de plaisir spécifique à telle ou telle tâche, l’obsession moderne de se libérer des activités manuelles nous enchaîne en fait à d’autres contraintes : tout ce qui est « matériel » devient mystérieux, puisqu’on ne le manipule plus jamais ; on est alors dépendant de ceux qui ont l’air de savoir et qui vont rédiger des modes d’emplois des objets techniques complètement hermétiques. Matthew B. Crawford en donne plusieurs exemples ironiques : lui qui est mécanicien a pu maintes fois constater que les rédacteurs de ces notices n’avaient aucune expérience concrète de ce dont ils parlent – leur savoir a un caractère universel et non situé – et ils ne font qu’aligner des raisonnements abstraits que les aléas de la vraie panne viennent souvent contrarier. Résoudre la vraie panne – le nouveau métier de Matthew B. Crawford – exige de mettre les mains dans le cambouis et de chercher, concrètement, à comprendre ; et il convainc sans mal des trésors d’intelligence qu’il faut alors mobiliser, au- delà des multiples notices techniques, pour « percer le brouillard mental propagé par l’introduction de ces diverses couches de travail abstrait et fragmenté » (p. 204). Avec au passage quelques piques à la théorie computationnelle de l’esprit, pour qui nous sommes des « espèces d’ordinateurs » ; contre cette théorie, d’ailleurs aujourd’hui fort discutée par la psychologie cognitive, Matthew B. Crawford tire de son expérience (et aussi de recherches sur les savoirs tacites que mobilisent par exemple les pompiers dans le feu de l’action) la conviction que les experts gagnent toujours contre les algorithmes. Du côté des emplois dits intellectuels, l’abstraction règne aussi. Les tâches à accomplir, les critères pour les évaluer, la responsabilité de chacun, sont bien plus flous que dans le contexte artisanal ; l’incertitude règne et il faut alors mobiliser les « ressources humaines », le « développement personnel » : « à partir du moment où vous ne pouvez pas faire appel au verdict du fil à plomb, les ateliers de formation aux relations humaines deviennent indispensables » (p. 181) ! Les carrières, notamment chez les managers, dépendent alors de l’image que vous parvenez à donner aux autres, ce qui entraîne en sentiment d’insécurité psychologique permanente, une peur que tout s’écroule. Les employés ne sont pas mieux lotis, car leur travail se niche dans une organisation dont ils ne voient ni le sens ni les limites ; il leur est par conséquent difficile d’évaluer leur apport personnel, de se sentir véritablement compétent. Matthew B. Crawford reprend à son compte le terme d’aliénation (p. 163) pour décrire une activité abstraite foncièrement hétéronome, dont la seule justification est alors extrinsèque (le salaire) ; il rappelle au passage que la psychologie montre combien un travail ou une activité justifiée seulement par des gratifications externes sont en général inefficaces. Il lui oppose, en se référant au modèle de l’activité humaine chez Aristote, une activité qui tire sa justification et sa plénitude du plaisir qu’elle génère ainsi que du jugement positif qu’elle suscite chez autrui. Non seulement « une des principales sources de fierté que peut apporter le travail est l’exécution intégrale d’une tâche susceptible uploads/Philosophie/ l-x27-intelligence-de-la-main.pdf

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