Dans Inquisition et pérennité sous la direction de David Banon, éd. Cerf, 1992

Dans Inquisition et pérennité sous la direction de David Banon, éd. Cerf, 1992 ASPECTS DE LA CABALE A SAFED APRES L'EXPULSION Par Charles Mopsik Parmi les cabalistes installés dans la ville de Safed, en Haute Galilée, après l'Expulsion des Juifs d'Espagne, deux noms prédominent : R. Moïse Cordovéro et R. Isaac Louria. Le premier est l'auteur d'une oeuvre écrite aux dimensions colossales. Le second n'a couché sur le papier que quelques pages et son enseignement, qui éclipsa celui du premier, fut transmis oralement et n'est connu de la postérité que par les écrits de ses disciples. Un tableau de ces deux hautes figures de la spiritualité juive du XVIe siècle nous en dit long sur les tendances intellectuelles d'une époque, la psychologie d'une société en voie de recomposition, le rapport d'un groupe social composite à ses traditions religieuses. R. Moïse Cordovéro chercha surtout à préserver et à développer l'acquis antérieur. Son Pardés Rimonim témoigne de ses inclinations encyclopédiques, de son désir de conserver les enseignements des cabalistes espagnols en les exposant de façon systématique, en les triant et en les organisant, en choisissant parmi plusieurs options, celle qui lui paraissait la meilleure. Sans concession ni faiblesse pour les conceptions qu'il critique, même quand elles émanent de ses propres maîtres (dont l'un fut le célèbre R. Joseph Caro), il accueille parmi les autorités qu'il cite abondamment des auteurs souvent réprouvés comme R. Abraham Aboulafia. Sans préjugé conformiste, il tente de fondre la diversité des systèmes hérités du cabalisme espagnol en un tout cohérent et riche de la variété des centres d'intérêts de ses prédécesseurs. Bien entendu, l'interprétation du Zohar est au centre de ses préoccupations. Il lui consacre un commentaire très volumineux, massif, monumental, intitulé Or Yaqar (précieuse lumière), qui étale en plus de dix mille pages le fruit de ses méditations, de ses recherches, des enseignements qu'il a reçus et qu'il a éprouvé, de ses hésitations et de ses intuitions fulgurantes. Il y aborde toutes les questions religieuses et parareligieuses possibles : De la magie à la cosmogonie, de la théologie à l'anthropologie, des raisons des commandements aux techniques mystiques de l'extase, en passant par la morale, l'ascétisme, la sexualité, la physiologie et l'exégèse biblique. Tout domaine d'étude est abordé à partir des prémisses de la cabale, tout y est imprégné par l'univers complexe des dix sefirot composant le plérome des puissances du Dieu manifesté. Un sens aigu du paradoxe, une agilité dialectique remarquable, une distance critique et un refus de toute exclusion arbitraire caractérise sa pensée. Il prend aussi la plume pour défendre la cabale contre des attaques qui lui sont portés et il fait preuve des dons d'un redoutable polémiste. L'étendu de son savoir et l'immensité de son oeuvre commencent à peine à être connu aujourd'hui, grâce à la publication intégrale de son commentaire du Zohar en cours à Jérusalem, grâce à la découvertes de textes importants encore inédits, et grâce aux études érudites qui lui sont consacrées, en trop petit nombre cependant. Il eut plusieurs disciples et des admirateurs. Parmi les premiers, citons R. Elie Da Vidas, qui sera l'auteur d'un classique de l'éthique juive, le Sefer Réchit Hokhmah (le Commencement de la Sagesse). Parmi les seconds, citons le rabbin Menahem Azaria de Fano, grande figure du judaïsme italien et décisionnaire de forte autorité. Le caractère océanique de ses oeuvres, la présence sensible des écrits de ses prédécesseurs espagnols, des difficultés de lecture propre à son style, tantôt appliqué et tortueux, tantôt vibrant et perçant, saturé de références au corpus zoharique qu'il semble connaître par coeur et dont il intègre les éléments de pensée à son propre discours sans pourtant perdre toute distance critique, son mode de pensée procédant par de longs raisonnements ou thèses et antithèses se succèdent sans aboutir toujours à une synthèse satisfaisante, bref la rigueur de sa pensée et l'austérité de ses mouvements spéculatifs n'ont pu permettre de faire de lui un auteur populaire. R. Moïse Cordovéro est avant tout un chercheur obstiné, laborieux et génial, son originalité repose dans la totalité d'une oeuvre plus que dans une idée singulière. Bien que son système de pensée ait profondément influencé R. Isaac Louria lui-même et qu'on lui doive la première esquisse nouvelle du motif du Tsimtsoum, c'est ce dernier qui connaîtra une gloire populaire immense et un renom parmi les cabalistes que nul encore n'a atteint. Contrairement à R. Moïse Cordovéro, R. Isaac Louria n'est pas originaire d'Espagne, et, achkénaze né à Jérusalem il n'a habité que deux petites années à Safed. Mais dans cette ville où une quantité importante de cabalistes séfarades et byzantins s'était concentrée, il rencontra un milieu favorable à ce qui allait devenir la doctrine du Ari, du Saint Lion de Safed, ainsi qu'on l'a dénommé. L'Expulsion joua donc un rôle très favorable dans le développement de la cabale, elle permit un brassage de personnes et d'idées, un afflux de textes apportés par les exilés qui allait permettre un renouveau qui fut d'abord un bilan et une récapitulation. D'après une image prisée des premiers cabalistes, pour qu'une âme, telle une plante, croisse et soit féconde, il faut qu'elle soit arrachée d'un premier corps et replantée dans un autre. Ainsi replanté sur le terreau vivant et prospère d'une parcelle de l'Empire Ottoman qui était aussi la terre sainte ancestrale, la cabale espagnole pris assez d'élan pour devenir dans les deux siècles suivants, la théologie officielle du judaïsme. Imposant sa métaphysique comme le crédo éternel de la religion d'Israël, la cabale devint le bien commun de tout le peuple juif. Le charisme de R. Isaac Louria, à la fois thaumaturge, prophète, saint et poète mystique, contribua grandement à la diffusion de la cabale parmi les masses plus sensibles aux récits de prodiges et d'actions miraculeuses qu'à la subtilité d'une pensée complexe jusqu'à l'insaisissable. La question première de toute pensée religieuse qui se respecte est celle de l'origine primordiale. Pourquoi y a-t-il un monde plutôt que Dieu seul est la formulation théiste de l'interrogation de toute métaphysique première : pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ? Qu'est-il arrivé avant le commencement des temps pour que commencement il y ait ? Ces questions simples, presque enfantines, interrogent pourtant les religions révélées dans ce qu'elles ont de plus inaccessibles à l'interrogation, puisque la révélation de Dieu qui donne sa Loi ne représente plus alors le début temporel de l'histoire sainte, mais un épisode ultérieur d'une aventure qui commence bien avant, en un temps antérieur à tout calendrier et à toute mesure. Le Dieu des religions monothéistes n'a d'intérêt pour elles que lorsqu'il se manifeste aux hommes. Un Dieu d'avant la création n'est ni un souci pour elles ni un problème important. Certaines sources juives anciennes mettent d'ailleurs en garde contre des recherches portant sur un avant de l'histoire du monde. Mais rien ne peut éteindre la curiosité des hommes. Et certains d'entre eux ont surmonté la panique des explorations vertigineuses. La cabale louranique est particulièrement marquée par cette passion des vérités primordiales. Pensées en termes plus souvent concrets qu'abstraits, elles sont tendues vers la création comme vers leur aboutissement désiré. Entreprendre la lecture d'un écrit issu de l'enseignement du Ari est une épreuve pour l'intelligence, qui la soumet à un exercice périlleux mais qui est aussi féconde et vivifiante pour elle. La plupart des propos de R. Isaac Louria nous ont été transmis par son disciple principal, R. Hayim Vital dans une oeuvre imposante connue sous le nom de 'Ets Hayim (Arbre de vie). Il se trouve toutefois que R. Hayim Vital n'a pas été le seul cabaliste à nous transmettre les enseignements de son maître et il semble bien qu'il ait "fait l'impasse" sur certains points importants, qu'il a préféré ne pas révéler pour une raison inconnue. Une des sources dont nous disposons pour compléter les zones laissées en blancs sont les écrits d'un cabaliste marocain, disciple direct du maître de Safed. R. Joseph Ibn Teboul nous propose en effet une version fort intéressante des idées de R. Isaac Louria, qui implique une conception différente de l'origine première. Celle-ci pose l'existence d'une distinction primordiale au sein de l'Infini sans nom (En Sof), distinction appréhendée comme la présence de deux pôles opposés, celui de la miséricorde et celui du jugement ou encore du couple mâle/femelle au sommet de l'être divin. Bien que les mots mâle ou femelle ne soient pas prononcés, il paraît assez clair que l'on peut légitimement les supposer. Voici la traduction d'un passage important de la présentation qu'il nous transmet des idées de son maître : "La lumière de En Sof, béni soit-il, remplissait tout, et lorsque monta en sa volonté simple [la décision] de faire émaner et de créer les mondes comme il fit [ensuite], il concentra (tsimtsem) sa lumière de la façon dont il concentra sa Chekhina entre les deux barres de l'arche, et il resta un lieu vide d'une dimension correspondante aux quatre mondes (émanation, création, formation, fabrication), la lumière qui l'occupait aux quatre vents se retira, et resta dans ce même lieu une seule trace de uploads/Philosophie/ association-charles-mopsik.pdf

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