1 Véronique Brière - L’invention des « catégories » chez Aristote : éléments po
1 Véronique Brière - L’invention des « catégories » chez Aristote : éléments pour penser la fabrication des concepts1 Dans la perspective d’une étude qui veut suivre les modalités de fabrique discursive des concepts à même les textes des philosophes, la notion de « catégorie » telle qu’elle a été façonnée dans le corpus aristotélicien (notamment dans un traité qui porte ce titre, mais comme concept qui traverse tous les textes d’Aristote), étudiée par toute la tradition philosophique, est exemplaire – et sans doute même paradigmatique de l’enjeu théorique qui nous occupe ici. En effet, la notion de katêgoria dont le sens s’est fixé dans notre notion commune de « catégorie » est singulièrement représentative de ce qu’est un concept puisqu’une catégorie tend à désigner justement pour nous couramment à la fois une sorte d’instrument logique ou épistémique, mais aussitôt également son produit, à savoir une détermination formelle de l’identité - telle que la notion de « classe » de choses en donne une idée : une catégorie c’est une division dans une multiplicité, qui à la fois distingue et regroupe, autour d’attributs communs et identifie du même coup ; quand on parle de catégorie « socio-professionnelle » par exemple, on identifie (et distingue) les individus selon leur type d’emploi, des traits communs qui rapprochent (voire définissent) des segments de la société. Entendue en un sens philosophique radical, la katêgoria est le concept qui détermine, délimite et identifie les diverses formes de la « choséité » : les catégories aristotéliciennes semblent incarner les concepts même de l’ontologie qui cherche à déterminer les « classes » de choses, les grands types d’étant, les « genres » déterminant l’être, les formes d’identité ontologique de tous les étants – ainsi des notions de substance, qualité, quantité, relatif, état, action, … dont la tradition a hérité comme autant de noms marquant en somme des familles de choses, et cartographiant du même coup potentiellement le champ de la totalité de l’expérience. Pour l’ontologie les catégories sont donc exactement à ce point d’intersection – qui veut faire la jointure, les points de capiton, entre la saisie perceptive et intelligible du réel, entre le tissage réalisé dans et par le langage et le réel lui-même sur lequel les points de vue de la connaissance tentent de s’unifier en le formalisant. Pourtant, on ne peut saisir le sens de cette notion même de « catégorie » et sa postérité dans la langue philosophique, ni sa relation avec la notion de « concept » qui articule les théories de la connaissance et celles du langage, sans comprendre comment et pourquoi Aristote a élaboré et constitué comme instrument logique, sémantique, et ontologique, dans son propre usage de la langue grecque, la notion de katêgoria : celle-ci n’existait pas comme un concept philosophique, même si le syntagme semble avoir eu un usage judiciaire (« katêgorein » signifiant accuser). Comment Aristote a-t-il fait de la catégorie un concept philosophique ? On peut chercher comment et pourquoi Aristote façonne et élabore le concept de catégorie, à partir de et en réponse à la tournure même imprimée au logos par la démarche platonicienne, et y voir en acte en quoi consiste la fabrication lexicale et discursive des concepts, à même les énoncés et les manières de parler. En effet, qu’est-ce que fabriquer un concept ? Comment un concept prend-t-il sa consistance à partir des énoncés eux-mêmes qui élaborent en même temps sa forme et son objet ? Une hypothèse philosophique majeure sous-tendra notre examen : la façon dont les questions et les problèmes sont posés détermine en partie les contours de ce qui est saisi comme l’objet d’étude, l’objet recherché ou visé d’une démarche philosophique. Dès les formulations et régulations platoniciennes du logos, originaires de ce par quoi la philosophie s’est déterminée comme un certain logos justement, la manière de parler et de formuler contribue à produire les notions opératoires d’une analyse, d’une théorie, mais délimite aussi les objets qui sont censés définir la recherche, le but de la philosophie ; c’est bien dans l’énonciation même, par divers phénomènes tels que la substantivation par exemple que les notions ontologiques dont Aristote hérite après et avec Platon deviennent, à même les énoncés, suffisamment consistantes pour dessiner elles-mêmes un biais philosophique nouveau – un style, en même temps que des objets ou une méthode 1 Etude publiée dans : Les concepts en Philosophie, une approche discursive. Sous la direction de Frédéric Cossutta, éditions Lambert Lucas, 2020. 2 spécifique. Ainsi Aristote interprète la démarche Platonicienne à partir de la démarche Socratique de recherche de « l’universel » (o katholou), de recherche des « définitions » (ti esti2) qui a pris la forme d’une référence aux « Formes » ou « Idées » (eidos, idea) comme autant de désignations de ce qui sert de référence à la pensée de l’être : les formes ou idées nomment ce qui (seul) est véritablement, existe en soi, par soi, de manière stable, étant « toujours » ce qu’il est. Ainsi du juste (en soi), du vertueux, du beau, et peut-être aussi de « la grandeur », etc.3 que l’on recherche pour situer et dire « en quoi » « par quoi » une chose grande est grande, et belle une chose belle. Ce qui donne à la notion d’eidos sa consistance philosophique, c’est bien la manière même dont Platon fait émerger, dans le discours, la place de l’objet recherché : là où se présentent une multitude de façon de décrire des vertus, dit Socrate à Ménon (72b-c), il faudrait plutôt, au lieu de cet « essaim » de vertus, pouvoir la définir et la recherche commence quand on pose l’objet d’un savoir qui porte non plus sur les particuliers mais sur « ce qu’est » l’être même « dans sa réalité (peri ousia)». Ainsi de l’analogie avec les abeilles : on répond chez Platon en cherchant à cerner cette propriété d’être abeille, ce qui revient à chercher ce en (tant que) quoi elles sont des abeilles 4 ; de la même manière pour la vertu et pour tout, c’est « une seule forme caractéristique (eidos) qu’il faut avoir en vue ». En formulant ainsi le problème, Platon a voulu « mettre à l’abri » les essences et le logos (selon la formule de Socrate dans le Phédon5), mais la recherche de la solution se confond avec l’invention d’un objet neutre, substantivé, qui nomme le recherché, « l’essence », le pose comme la réalité de référence vraiment existante. Selon Aristote cela n’explique pas vraiment comment les choses « participent » des propriétés qui en sont séparées et formuler la causalité par une remontée vers les Formes tend à n’être qu’une solution verbale6. Pire encore, il n’est plus alors possible de dire l’être que sur le mode d’une référence à l’essence, seul étant suffisamment consistant pour soutenir le logos. Cela révèle au passage que créer un concept c’est en un sens créer de nouvelles choses, de nouvelles réalités conçues, concevables, à partir des mots et de leurs modalités, ou de leurs variations. L’invention des catégories répond pour Aristote à la nécessité de concevoir d’autres formes consistantes de l’être déterminé, à côté de l’ousia qui monopolise le schématisme de l’ontologie platonicienne ; ce geste philosophique a fort à voir avec un effort pour penser et dire autrement l’être. Cela même ne peut s’inventer qu’en façonnant d’autres manières de parler, ou d’analyser le logos, et c’est sur ce mode qu’il s’agit de saisir la constitution même de la catégorie de « catégorie » chez Aristote. 2 Recherche de ce que c’est – ce qui conduit à chercher un discours qui dit « ce que c’est », dont c’est le contenu et la fonction. 3 Par exemple Hippias expérimente avec Socrate le déplacement de la liste des belles choses, des choses dites belles vers ce qui est posé comme la condition de leur être dit tel : « toutes ces choses que tu dis être belles, c’est à la condition qu’il existe quelque chose qui est le beau en lui-même (ti esti auto to kalon), qu’elles seront belles ». Hippias majeur, 288b, traduction J.F. Balaudé, Paris, Livre de Poche, 2004. 4 Ce que le grec dit en une formule plus ramassée que le français « hê melittai eisin » (du fait qu’elles sont des abeilles, en tant qu’elles sont des abeilles), la formule repose sur ᾗ 3ème personne du singulier de l'indicatif imparfait de « être » εἰμί. 5 « Voici ce qu’il me sembla devoir faire : me réfugier du côté des discours (logoi), et à l’intérieur de ces discours, examiner la vérité des êtres (ta onta) », Platon, Phédon, 99e-100a. Monique Dixsaut (GF Flammarion, Paris, 1991) traduit logoi par « raisonnements », ce qui ne lui semble pourtant qu’un « cache-misère » pour cet intraduisible. Ici logos signifie visiblement autant pensée que discours (c’est le discours que la pensée tient quand elle s’entretient avec elle-même). 6 En vérité le diagnostic plus profond d’Aristote consiste à montrer qu’à la fois les Formes tendent à n’être uploads/Philosophie/ l-x27-invention-des-categories-chez-aristote-elements-pour-penser-la-fabrication-des-concepts.pdf
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- Publié le Fev 15, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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