Claude Tresmontant (1927-1997) L'opposition métaphysique au monothéisme hébreu

Claude Tresmontant (1927-1997) L'opposition métaphysique au monothéisme hébreu de Spinoza à Heidegger L’Opposition métaphysique au Monothéisme hébreu L'opposition métaphysique au monothéisme hébreu et chrétien est très ancienne. On en trouve l'expression la plus forte chez les maîtres de l'école néo­platonicienne, Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus et Damascius. Le point de départ de cette opposition, c'est le problème des rapports entre l'Un et le multiple. Plotin, Ennéades, V, 1, 6: Comment, à partir de l'Un, qui est tel que nous disons qu'est l'Un, peut­il y avoir une substance (grec hupostasis) quelconque, soit une multiplicité, soit une dualité, soit un nombre, mais il n'est pas resté, lui, l'Un, en lui­même; comment une telle multiplicité s'est­elle retirée, arrachée, celle que nous voyons dans les êtres ? Comment pensons­nous ramener cette multiplicité, la faire remonter vers l'Un ? Plotin répond à la question: Il faut que l'Un qui est immobile, s'il existe quelque second après lui, sans qu'il se penche, sans qu'il le veuille (grec oude boulèthentos)... C'est un rayonnement (grec perilampsis) qui est issu de lui, de lui l'Un, qui demeure [ce qu'il est], comme par exemple le soleil, la brillance qui l'entoure, comme si elle tournait autour de lui, à partir de lui, éternellement elle est engendrée, alors que lui il demeure [ce qu'il est]... Et tous les êtres, tant qu'ils subsistent, à partir de leur propre substance (grec ousia) ils donnent. Le feu ne retient pas la chaleur qui est issue de lui, et la neige ne retient pas à l'intérieur d'elle­même sa froideur. Ce sont surtout les substances odoriférantes qui attestent cela. Tant qu'elles existent, quelque chose procède d'elles tout autour d'elles... Et tous les êtres achevés engendrent. L'être qui est éternellement achevé (grec teleion), éternellement il engendre un être éternel. Et il engendre un être moindre que lui­même... C'est le premier point. Selon le monothéisme hébreu, la multiplicité des êtres ne résulte pas de l'Unique sans qu'il le veuille, comme la lumière est issue du soleil, ou comme les parfums qui émanent des fleurs. Selon le monothéisme hébreu, la multiplicité des êtres est voulue, décidée, et chaque être est voulu pour lui­même dans sa singularité. Le passage de l'Un au multiple n'est pas une descente, une dégradation. Bien au contraire, l'histoire de la Création nous montre qu'il s'agit d'une montée, d'une ascension, qui va vers l'Unique. Les êtres multiples ne sont pas consubstantiels à l'Un. Ils ne sont pas issus de sa substance comme la lumière est issue du soleil, ou comme le parfum est issu de la fleur. Selon le monothéisme hébreu, à l'origine de l'existence des êtres multiples, il existe une liberté créatrice, et au terme de l'histoire de la Création, une liberté créée. C'est elle, cette liberté créée, qui est le but de la Création. Au terme du processus de retour (grec epistrophè), selon Plotin, l'intelligence découvre qu'en réalité, tous, nous sommes l'Un, Plotin, Ennéades, VI, 5, 7: panta ara esmen hen. Mais nous ne le savions pas, parce que nous regardions au­dehors, nous ignorions que nous sommes l'Un (agnooumen hen ontes). Mais si quelqu'un opère le processus de retour (grec epistraphènai), il voit Dieu, et il se voit soi­même et il voit le tout (theon te kai auton kai to pan opsetai). C'est le deuxième point de désaccord. Selon le monothéisme hébreu, au terme de l'histoire de la Création, l'être créé ne découvre pas qu'il est l'Unique. Il est uni à l'Unique sous certaines conditions. Le terme, la finalité de la Création, ce n'est pas le retour à l'Un, où nous n'avons jamais été, mais l'union à l'Unique, union qui respecte la distinction des natures et des personnes, sans mélange, sans confusion (asugchutôs), concile de Chalcédoine, 22 octobre 451. Une métaphysique de l'union est tout juste le contraire d'une métaphysique de l'Un. Depuis Plotin (v. 205­270) jusqu'à Fichte (1762­1814) et au­delà, l'opposition entre ces deux métaphysiques est irréductible. Nous allons relever quelques exemples de cette opposition. La grande idée des adversaires farouches de la notion même de philosophie chrétienne, c'est que le christianisme n'est même pas une doctrine, il n'a pas de contenu intelligible. C'est ce qu'exprime l'un des adversaires de la notion de philosophie chrétienne, Émile Bréhier, dans son Histoire de la Philosophie, II, p. 487: Le christianisme ne s'oppose pas à la philosophie grecque comme une doctrine à une autre doctrine. La forme naturelle et spontanée du christianisme n'est pas l'enseignement didactique et par écrit. Dans les communautés chrétiennes de l'âge apostologique, composées d'artisans et de petites gens, dominent les préoccupations de fraternité et d'assistance mutuelle dans l'attente d'une proche consommation des choses. Rien que des écrits de circonstances, épîtres, récits de l'histoire de Jésus, Actes des apôtres, pour affermir et propager la foi dans le royaume des cieux; nul exposé doctrinal cohérent et raisonné... Le christianisme, à ses débuts, n'est pas du tout spéculatif; il est un effort d'entraide à la fois spirituelle et matérielle dans les communautés (p. 494). Ce qui est amusant, c'est que le même Émile Bréhier va dire à peu près le contraire, puisqu'il va, à juste titre, relever ce qu'a été la révolution mentale due au christianisme, et comment elle a provoqué une réaction d'hostilité de la part des philosophes appartenant à l'antique tradition hellénique: Histoire de la Philosophie, II, p. 490: De plus, et c'est un second aspect de la révolution mentale due au christianisme, le cosmos des Grecs est un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel, où le temps n'a aucune efficacité, soit qu'il laisse l'ordre toujours identique à lui­même, soit qu'il engendre une suite d'événements qui revient toujours au même point, selon des changements cycliques qui se répètent indéfiniment. L'histoire même de l'humanité n'est­elle pas, pour un Aristote, un retour perpétuel des mêmes civilisations ? L'idée inverse qu'il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, en un mot une histoire et un progrès au sens général du terme; une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le cosmos des Hellènes: un monde créé de rien, une destinée que l'homme n'a pas à accepter du dehors, mais qu'il se fait lui­même..., une nouvelle et imprévisible initiative divine pour sauver les hommes..., le rachat obtenu par la souffrance de l'Homme­Dieu, voilà une image de l'univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l'on chercherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes... L'homme voit devant lui un avenir possible dont il sera l'auteur; il est délivré pour la première fois du mélancolique sunteadem omnia semper de Lucrèce, du Destin stoïcien, de l'éternel schème géométrique où Platon et Aristote enfermaient la réalité... C'est là, pour un platonicien comme Celse, un manque de tenue intellectuelle... Dans la notice qu'il a consacrée au traité DC de la deuxième Ennéade de Piotin, Émile Bréhier revient sur cette idée qui lui est chère. À propos des gnostiques, Émile Bréhier écrit, op. cit., p. 108: Ce que Piotin critique surtout en eux, c'est le caractère foncièrement anti hellénique de leur doctrine, et l'on pourrait dire, son caractère chrétien... Bréhier ajoute, p. 109: Ce traité a donc une signification profonde... C'est une des plus belles et des plus fières protestations qui soient du rationalisme hellénique contre l'individualisme religieux qui envahissait, à cette époque, le monde gréco­romain... Il y avait là un manque de tenue intellectuelle et même de tenue morale qui blesse profondément Piotin, comme pouvaient choquer Spinoza celles des croyances chrétiennes qui introduisent dans l'univers l'irrationalité et la discontinuité... Il va sans dire que dans l'Histoire de la Philosophie d'Émile Bréhier, il n'y a pas un mot sur la pensée des Hébreux. Apparemment c'était un peuple privé de pensée. Baruch de Spinoza 1632­1677 Spinoza était persuadé en 1665 lorsqu'il rédigeait le Tractatus theologico­politicus que la Révélation est une chose impossible, que le terme même n'a aucun sens, pour une raison simple: pour qu'il y ait révélation, communication d'un secret intelligible d'un être à un autre, communication d'information d'un être à un autre, encore faut­il qu'ils soient deux, qu'ils soient distincts l'un de l'autre. En l'occurrence, dans la tradition hébraïque, c'est l'Unique incréé qui communique à un être créé, le prophète, un message, une information, une connaissance, une science. Si la distinction entre l'Être incréé et l'être créé n'a aucun sens, alors la Révélation n'a pas de sens non plus. C'est une fiction. Dès le début de l'Éthique qui était en grande partie composée lorsque Spinoza a entrepris d'écrire le Tractatus, la partie est jouée, l'affaire est classée. Éthique, I, proposition VI: Une substance ne peut pas être produite par une autre substance, Una substantia non potest produci ab alia substantia. Corolaire: Il s'ensuit qu'une substance ne peut pas être produite par un autre, Hinc sequitur, substantiam ab alio produci non posse. Scholie II de la proposition VIII: Si quelqu'un pose qu'une substance est créée, en même temps il pose qu'une idée fausse est faite vraie. Rien de plus absurde ne peut être conçu, Si quis statuât, substantiam creari, simul statuit, ideam faisant factam esse veram, uploads/Philosophie/ l-x27-opposition-me-taphysique-au-monothe-isme-he-breu-de-spinoza-a-heidegger.pdf

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