Revue québécoise de psychologie (2010), 31(2), 9-31 L’UTILISATION DES RÊVES EN
Revue québécoise de psychologie (2010), 31(2), 9-31 L’UTILISATION DES RÊVES EN PSYCHOTHÉRAPIE : UNE APPROCHE INTÉGRATIVE DREAM WORK IN PSYCHOTHERAPY : AN INTEGRATIVE APPROACH Nicholas Pesant Antonio Zadra1 Hôpital juif de réadaptation Université de Montréal INTRODUCTION Depuis que Freud (1900/1953) a dit du rêve qu’il était la voie royale vers l’inconscient et qu’il a appliqué la méthode d’association libre pour en comprendre le sens, plusieurs modèles d’interprétation du rêve2 ont vu le jour, à l’intérieur comme à l’extérieur des cercles psychanalytiques (pour une recension de ces approches, voir Pesant & Zadra, 2004). Cependant, l’interprétation des rêves semblent actuellement occuper une place relativement limitée en psychothérapie. Certes, la majorité des cliniciens interrogés à ce sujet rapportent qu’ils travaillent avec les rêves de leurs clients au moins à l’occasion (Crook & Hill, 2003; Fox, 2002; Keller, Brown, Maier, Steinfurth, Hall, & Piotrowski, 1995; Hill, Liu, Spangler, Sim, & Schottenbauer, 2008; Schredl, Bohusch, Kahl, Mader, & Somesan, 2000). Toutefois, l’utilisation des rêves en thérapie diminue de façon considérable chez les intervenants d’orientation humaniste et cognitive comportementale, lorsque comparés aux cliniciens d’orientation psychanalytique3. De plus, les cliniciens qui ont accepté de participer à ces études avaient peut-être au départ un intérêt plus marqué pour l’utilisation des rêves en thérapie, contrairement à ceux qui ont refusé de répondre aux sondages (dans les études de Crook & Hill, 2003, de Keller et al., 1995 et de Schredl et al., 2000, le taux de participation était respectivement de 58 %, 46 % et 60 %). Ces études révèlent en outre que plusieurs psychothérapeutes ne se sentent pas suffisamment compétents pour travailler avec les rêves, ce qui influence la place qu’ils leur accordent en thérapie. Ainsi, par manque de formation, l’interprétation des rêves se limite pour bon nombre d’entre eux à écouter le récit du rêve, à demander au client s’il peut relier ce rêve à une situation de vie d’éveil ou encore à lui demander ce qu’il pense de sa signification (Crook & Hill, 2003). Plusieurs psychologues nous ont mentionné que le caractère interprétatif qu’ils associaient au travail avec les rêves suscitait chez eux une certaine anxiété de performance, 1, Adresse de correspondance : Département de psychologie, Université de Montréal, C.P. 6128, Succ. Centre-ville Montréal (QC), H3C 3J7. Téléphone : (514) 343-6626. Télécopieur : (514) 343-2285. Courriel : antonio.zadra@umontreal.ca. 2. Dans cet article, le concept d’interprétation des rêves fait référence à toute forme de travail clinique avec les rêves, incluant les approches non interprétatives. 3. Même dans les cercles psychanalytiques, la position privilégiée du rêve a été remise en question (Lane, 1997). L’utilisation des rêves en psychothérapie 10 renforcée par les attentes parfois irréalistes des clients envers le pouvoir du thérapeute à décoder « le sens caché » de leurs rêves. L’idée qu’il faut détenir un savoir spécial pour comprendre les rêves semble donc persister et amener des cliniciens à éviter le sujet en thérapie. Enfin, Hill (1996) et Weiss (1986) suggèrent que la perte d’intérêt pour l’utilisation des rêves en thérapie s’expliquerait aussi par leur caractère ambigu. Selon ces auteurs, il en découle une idée préconçue que parler des rêves est un luxe que seules les thérapies à long terme peuvent se permettre, ce qui ne cadre pas bien avec les contraintes d’efficience qui prédominent actuellement en psychologie clinique. Cette perte de popularité des rêves en psychologie clinique n’empêche toutefois pas les clients de continuer à s’intéresser à leurs rêves et à en parler spontanément en thérapie. Les études de Keller et al. (1995) et de Schredl et al. (2000) montrent d’ailleurs que la plupart du temps, le travail avec les rêves est initié par les clients eux-mêmes. De plus, malgré toute l’incertitude qui entoure les rêves, il existe suffisamment d’évidences empiriques et cliniques pour affirmer qu’un psychothérapeute peut travailler de façon efficace avec les récits oniriques de ses clients, et ce, peu importe son orientation théorique. L’objectif principal de cet article est donc d’offrir des points de repère concrets pour la pratique clinique en présentant une synthèse des connaissances actuelles sur le sens et l’interprétation des rêves. L’article est divisé en trois sections qui traitent respectivement du savoir, du savoir-être en relation et du savoir-faire en lien avec l’utilisation des rêves en thérapie. Sur le plan du savoir-faire, un accent tout particulier est mis sur le modèle cognitif-expérientiel de Clara Hill (Hill, 1996, 2004), parce qu’il intègre plusieurs approches et qu’il est le seul dont l’efficacité a été vérifiée empiriquement. Le travail avec les rêves en groupe et le traitement des cauchemars font également partie de la section sur le savoir-faire. SAVOIR : LA RECHERCHE SUR LE CONTENU, LA FONCTION ET LE SENS DES RÊVES – DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS ET RETOMBÉES POUR LA PRATIQUE CLINIQUE Est-il important de rêver? De se rappeler de nos rêves? De les interpréter? Nos rêves ont-ils un sens que le client et l’intervenant peuvent découvrir en thérapie, ou ne font-ils que coconstruire une signification qu’ils projettent sur le rêve? Depuis la découverte par Aserinsky et Kleitman (1953) du stade de sommeil paradoxal auquel le rêve semblait fortement associé, la recherche a surtout mis l’accent sur les processus physiologiques et cognitifs du rêve, qui sont plus facilement objectivables et quantifiables que son contenu (Haskell, 1986). En ce sens, comme le souligne Mahrer (1989), la RQP, 31(2) 11 recherche sur les rêves a eu peu de retombées cliniques jusqu’à présent. Certes, plusieurs théories sur la fonction et le sens des rêves1 ont été élaborées. Par exemple, Freud (1900/1953) considérait le rêve comme l’accomplissement de désirs inconscients. Jung (1974) affirmait que le contenu du rêve compensait certaines attitudes conscientes à l’éveil. Perls (1969/1992) voyait dans les différents éléments d’un rêve des projections de parties de soi rejetées et désavouées. Certains auteurs ont, quant à eux, proposé que le rêve favorisait la consolidation des apprentissages, la résolution de problèmes, la créativité et l’intégration de nos expériences émotionnelles (p. ex., Barrett, 2001; Cartwright, Argagun, Kirkby, & Kabat Friedman, 2006; Hartmann, 1998). Pour Revonsuo (2000), le rêve simulerait des événements menaçants afin de nous aider à mieux s’y adapter dans la vie d’éveil. Et pour quelques auteurs, les rêves n’auraient aucune signification en soi (Crick & Mitchison, 1983; Hobson, 1999). Cependant, aucune de ces idées n’a pu, à ce jour, être clairement validée d’un point de vue scientifique, de telle sorte qu’on ne peut pas prétendre sur une base empirique qu’une théorie est nécessairement « supérieure » aux autres. Ce constat pourrait refléter ce que Hunt (1989) appelle la multiplicité des rêves, c’est-à-dire qu’il existerait selon lui différents phénomènes oniriques et que si des théories sont valables pour rendre compte de certains rêves, aucune ne parvient en soi à tous les expliquer. D’un point de vue clinique, Fosshage et Loew (1987) ont montré qu’un même rêve peut donner lieu à plusieurs interprétations qui peuvent toutes s’avérer pertinentes pour le client, même si elles sont d’orientation théorique différente. Autrement dit, comme dans la parabole des aveugles qui tentaient de décrire ce qu’est un éléphant en palpant une partie différente de l’animal, il est possible que chaque théorie sur les rêves touche à une partie de la réalité, sans toutefois l’englober dans sa totalité. En revanche, si la recherche ne parvient pas à élucider le caractère ambigu des rêves, de nombreuses études empiriques ont mis en évidence d’importantes correspondances entre le contenu onirique et des caractéristiques de la vie d’éveil (pour une recension de ces résultats, voir entre autres Domhoff, 1996, 2003; Domhoff & Schneider, 2008). Ces résultats ont donné lieu à l’hypothèse de la continuité, selon laquelle le contenu onirique reflète les préoccupations, les conceptions, le contexte de vie et l’état mental et émotionnel des gens à l’éveil. Par exemple, plus des participants obtiennent des scores élevés sur des mesures de dépression, d’anxiété, de névrotisme et de psychopathologie générale, plus au cours de cette même période leurs rêves ont tendance à contenir 1. La fonction du rêve est à distinguer de la fonction du sommeil paradoxal, puisque les rêves ne se manifestent pas exclusivement en phase de sommeil paradoxal et impliqueraient des mécanismes différents dans le cerveau (p. ex., Solms, 2000). L’utilisation des rêves en psychothérapie 12 des émotions négatives, des interactions agressives ou de la malchance (Pesant & Zadra, 2006a). D’autres résultats viennent appuyer l’hypothèse de la continuité. D’abord, la présence de certains types de rêves tels que les rêves récurrents et les cauchemars est reliée à des scores moins adaptatifs sur des mesures de bien-être psychologique chez ces individus (Brown & Donderi, 1986; Gauchat, Zadra, Tremblay, Zelazo, & Séguin, 2009; Zadra & Donderi, 2000). De plus, la présence et l’évolution de certaines psychopathologies est associée à des changements au niveau du contenu onirique (Kramer, 2000; Schredl & Engelhardt, 2001). Ensuite, bien qu’on n’ait pas encore établi si le rêve jouait un rôle dans l’adaptation au stress, plusieurs études ont démontré que le contenu onirique incorpore des facteurs de stress, que ceux-ci proviennent de situations réelles ou qu’ils aient été manipulés expérimentalement (Cartwright, Agargun, Kirkby, & Kabat Friedman, 2006; De Koninck & Koulack, 1975; Duke & Davidson, uploads/Philosophie/ l-x27-utilisation-des-reves-en-psychotherapie-une-approche-integrative 1 .pdf
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- Publié le Jui 30, 2022
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