La Traduction intersémiotique. Un retour aux sources Mila DRAGOVIĆ Laboratoire

La Traduction intersémiotique. Un retour aux sources Mila DRAGOVIĆ Laboratoire PLIDAM, INALCO, Sorbonne-Paris Cité mila.dr @ orange.fr RÉSUMÉ Le terme < traduction intersémiotique > existe depuis 1959, où Roman Jakobson en fait la troisième catégorie de traduction aux côtés de la traduction interlinguale et intralinguale. À l’époque où la communication ainsi que la création artistique sont effectuées de plus en plus dans des systèmes sémiotiques autres que verbaux, il nous semble opportun de revenir sur cette notion qui, bien que largement utilisée dans des contextes les plus variés, ne semble pas avoir acquis le statut de concept dans une des théories de la traduction. Le présent article vise à réexaminer le terme < traduction intersémiotique > en le replaçant dans son contexte d’origine, en appliquant les principes méthodologiques prônés par la Théorie interprétative de la traduction, en se référant à l’approche sémiotique d’Umberto Eco et en s’inspirant majoritairement de la très riche et diverse pratique d’écriture de Jean-Claude Carrière. ABSTRACT The term < intersemiotic translation > is first used in 1959, when Roman Jakobson calls it the third kind of translation alongside intralingual and interlingual translation. As communication and artistic creation are nowadays increasingly carried out in semiotic systems other than verbal, it seems appropriate to rediscuss this notion which, although widely used in a variety of contexts, does not seem to have been raised to a concept in one of the theories of translation. The present article aims to re-examine the term < intersemiotic translation > by placing it in its original context, by applying the methodological principles advocated by the Interpretive Theory of Translation, by referring to Umberto Eco’s semiological approach of translation and by searching for examples mostly in the rich and diverse practice in writing by Jean-Claude Carrière. MOTS-CLÉS/KEYWORDS traduction intersémiotique, adaptation, transposition, polysémiotique, théorie interprétative intersemiotic translation, adaptation, transposition, polysemiotic, interpretive theory 1. Introduction : état des lieux et postulats méthodologiques Au cours des dernières décennies, la multiplicité d’événements et publications scientifiques dans le domaine de la traductologie, ainsi que la diversité de nouveaux cursus de formation pour traducteurs témoignent d’un essor de l’activité traduisante à laquelle la « révolution numérique » a permis de s’exercer dans des formes jusque-là inédites : les traducteurs se voient de plus en plus souvent soumettre des œuvres ou documents source qui ne sont pas uniquement composés de signes verbaux. Ce contexte, dont Michael Cronin évoque les incidences historiques, sociales et culturelles (Cronin 2012 : 90-115), appelle à revoir des approches théoriques existantes pour s’assurer de leur validité par rapport aux nouvelles pratiques du métier. Selon la place accordée à la traduction parmi les autres productions langagières dans ce nouveau contexte, il convient de revenir sur le terme <traduction intersémiotique> dans son acception originelle pour vérifier s’il n’y a pas lieu de le remplacer, entièrement ou partiellement, par une des dénominations plus récentes : traduction déverbalisante, hybride, poly-médiale ou pluri-modale ; tradaptation, transcréation, transediting, glocalisation, scanlation, versionisation ou transduction, sans oublier la transmodalisation, utilisée dans Palimpsestes par Gérard Genette (1982). L’opinion prévaut que grâce aux nouvelles technologies le texte ou discours à traduire, qu’il s’agisse d’une œuvre artistique ou d’un document pragmatique, est devenu hybride, éphémère, « multimodal », exigeant de ce fait de nouvelles compétences de la part des traducteurs. Le caractère polysémiotique de l’œuvre ou document source n’est pourtant pas un fait nouveau : d’une part, le texte imprimé a été accompagné d’illustrations depuis que le livre existe et, d’autre part, si toute lecture commence par l’acte volontaire de perception visuelle de signes manuscrits ou typographiés1, les signes de ponctuation ne relèvent pas à proprement parler de la double articulation qu’André Martinet désignait comme propriété singulière du langage humain.2 On peut dire alors que le traducteur a eu depuis toujours à traduire des textes ou discours dont certaines unités de sens pouvaient être composées d’éléments non verbaux. Il reste à voir si, en incluant dans son activité professionnelle des aspects intersémiotiques, le traducteur procède lui-même à des opérations de transformation entre systèmes de signes autres que verbaux afin que l’on puisse qualifier son travail de traduction intersémiotique. Notre réflexion s’inscrit dans le cadre de la Théorie interprétative de la traduction (TIT), dont il ne s’agit pas d'énoncer les acquis mais de rappeler les postulats méthodologiques que sa fondatrice Danica Seleskovitch transmettait avec exigence aux futurs chercheurs : – Afin qu'elle soit applicable dans la pratique, une réflexion théorique doit être basée sur l'observation d'une pratique réussie; – il faut veiller à bâtir des concepts rigoureux; – la traduction est d'abord un processus (translating) avant d’être un résultat (translation), autrement dit, derrière chaque traduction il y a un traducteur qui, de ce fait, devrait se trouver au centre de la réflexion scientifique sur la traduction; – la théorie de la traduction doit servir en premier lieu à la formation des praticiens, qu’ils soient traducteurs ou interprètes. (Seleskovitch 1980 / 1991) 1 RICHAUDEAU, François (2004) : Encyclopédie de la chose imprimée. Paris: Retz. 2 MARTINET, André (1961) : Éléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin. 2. Au commencement était Jakobson ... L'article de Roman Jakobson intitulé « Aspects linguistiques de la traduction » qui date de 1959, est l’un des textes les plus cités en traductologie au point où, quelque quarante ans plus tard, il figure parmi les incontournables dans le compendium de textes sur la traduction édité par Lawrence Venuti (2000). Bien que ce texte jouisse d’une immense notoriété, rappelons que selon Jakobson l’opération traduisante consiste à interpréter des signes linguistiques soit au moyen d’autres signes de la même langue (reformulation), soit au moyen d’autres signes d’une autre langue (traduction proprement dite), soit encore au moyen de signes non linguistiques (transmutation) (Jakobson 1959/1963 : 79). Afin de saisir la portée et le sens de cette classification tripartite, conformons-nous à l’exigence posée par Umberto Eco de toujours «partir à la recherche des contextes où une catégorie donnée est apparue pour la première fois » (Eco 1984/1988 : 9). Disons donc que l’article cité de Jakobson a été conçu dans un dialogue avec l’œuvre du philosophe Bertrand Russell3, à une époque dont Edmond Cary constatait le « fétichisme du langage écrit » (Cary 1956 : 67) et à propos de laquelle Michel Foucault soulignait l’ambition de la linguistique à léguer une épistémologie nouvelle et originale à l’ensemble des sciences humaines et sociales4. Ajoutons qu’à cette période la guerre froide était entrée dans la phase du face à face des deux blocs, ce qui orientait nombre de préoccupations scientifiques vers les possibilités de déchiffrage de messages codés. Quinze ans après la publication de l’article de Jakobson, voilà ce que dit de cette époque-là Danica Seleskovitch : « Interpréter un texte ou, si l’on préfère, le lire intelligemment c’est saisir en même temps du linguistique et du non linguistique en une opération normale, courante, celle de la communication humaine. [Si l’étude de cette opération] a été trop longtemps négligée, c’est peut-être parce qu’elle ne cadrait pas avec la volonté scientiste des chercheurs d’exclure l’homme de la matière observée. » (Seleskovitch 1984 : 268) Dans l’article de Jakobson, les exemples qui illustrent les deux premières catégories laissent entendre que la traduction intralinguale consiste à chercher des synonymes au sein d’une langue donnée et que la traduction interlinguale consiste à chercher des correspondances entre mots de deux langues différentes. Comme la troisième définition, celle de la traduction intersémiotique, n’est pas illustrée par des exemples nous pouvons supposer par analogie qu’il s’agit disons de représenter une injonction par un panneau de signalisation. On peut conclure que dans les trois cas il s’agit de l’opération qu’en Théorie interprétative on désigne comme transcodage, qui s’effectue à partir de signes dans l’acception saussurienne du terme, autrement dit à partir de mots ou syntagmes en tant qu’unités de langue. Nous en voulons pour preuve les propos suivants de Jakobson, dans la suite immédiate de son texte : « Le plus souvent, […] en traduisant d’une langue à l’autre, on substitue des messages dans l’une des langues, non à des unités séparées mais à des messages entiers de l’autre langue. Cette traduction est une forme de discours indirect; le traducteur recode et retransmet un message reçu d’une autre source. Ainsi, la traduction implique deux messages équivalents dans deux codes différents. » (Jakobson 1959/1963 : 80) 3 Plus précisément, Jakobson se réfère à l’article RUSSELL, Bertrand (1950) : Logical Positivism, Revue Internationale de Philosophie 4(11) : 3-19. 4 FOUCAULT, Michel (1969/1994) : Linguistique et sciences sociales. Dits et écrits I. Paris : Gallimard, 849-868. Il s’agit là en effet de la conception de l’opération traduisante telle qu’elle est pratiquée par les traducteurs professionnels5 et qui, en dépassant le plan de la signification des unités de langue, concerne des textes ou discours dont il s’agit de traduire le sens. Vu qu’en dehors de l’article cité les écrits de Jakobson ne contiennent pas de préceptes sur une / des manière(s) de traduire, nous ne pouvons que constater que ce grand linguiste a vu juste, en nous laissant explorer un champ dont, de uploads/Philosophie/ traduction-intersemiotique 1 .pdf

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