confrontation médiamorphoses La condition des images Georges Didi-Huberman 6 Êt

confrontation médiamorphoses La condition des images Georges Didi-Huberman 6 Être devant Frédéric Lambert : Être Devant l’image, titre de l’un de vos livres, semble pour vous à chaque fois une aventure. Il faut, dites-vous, devant l’image, se défaire du savoir. Quelle est la nécessité de cet état d’innocence ou d’enchantement devant l’image, toutes les images ? Georges Didi-Huberman : Enchantement, ravissement, oui, cela peut arriver devant une image. Mais aussi l’in- quiétude ou la terreur, cela dépend. En aucun cas l’inno- cence : nous ne partons ni ne revenons jamais à l’innocence. Il n’y a pas de paradis de l’image, ni en amont, ni en aval de la connaissance. Il n’y a pas d’innocence du regard qui préexisterait à ce regard-là que je pose sur cette image-ci. Ce qui se passe est un peu plus compliqué, plus dialectique en réalité. Il y a un savoir qui préexiste à toute approche, à toute réception des images. Mais il se passe quelque chose d’intéressant lorsque notre savoir préalable, pétri de catégories toutes faites, est mis en pièces pour un moment – qui commence avec l’instant même où l’image apparaît. L’apparition d’une image, pour autant qu’elle soit « puis- sante », efficace, nous « saisit », donc nous dessaisit. C’est tout notre langage qui est alors, non pas supprimé par la dimension visuelle de l’image, mais remis en question, interloqué, suspendu. Il faut ensuite de la pensée, et même du savoir – beaucoup de savoir –, pour que cette remise en question devienne remise en jeu : pour que, devant l’étrangeté de l’image, notre langage s’enrichisse de nouvelles combinaisons, et notre pensée de nouvelles catégories. Être devant l’image, c’est à la fois remettre le savoir en question et remettre du savoir en jeu. Il faut n’avoir peur ni de ne plus savoir (au moment où l’image nous dessaisit de nos certitudes), ni de savoir plus (au moment où il faut comprendre ce dessaisissement lui- même, le comprendre dans quelque chose de plus vaste qui concerne la dimension anthropologique, historique ou politique des images). Surgissement Frédéric Lambert : Une lecture du rapport que vous entre- tenez avec les images serait celle du surgissement. Dans un détail, dans un lieu inattendu, tout d’un coup, elle surgit, elle frappe l’esprit, vous la découvrez : elle n’est pas efficace, elle est miraculeuse ! Comment vivez-vous alors toutes les images médiatiques qui sont conçues pour surgir ? Georges Didi-Huberman : « Miraculeuse », c’est sans doute beaucoup dire. Mais la dimension du surgissement me semble, en effet, capitale. C’est quelque chose, en tout cas, qui a toujours conditionné mes choix de travail, mes choix d’objets. Il y a des images qui surgissent devant nous et nous livrent à un état de surprise totale. C’est le moment de non-savoir que nous venons d’évoquer. Il y a aussi, dans les images les plus familières, des pans entiers qui, tout à coup, surgissent et nous montrent à quel point notre regard est orienté, focalisé, limité, toujours à mettre en question. C’est ce qui m’est arrivé devant les fresques célèbres de Fra Angelico à Florence, avec leurs stupéfian- tes zones de taches colorées, « abstraites », peintes au jeté contre la paroi verticale, un peu comme Jackson Pollock l’aura fait, bien plus tard, sur l’horizontalité de sa toile posée au sol. Mais imaginez simplement La Joconde, par exemple : vous êtes sûr d’en avoir fait le tour, tant elle vous est connue, archi-connue. Vous n’avez qu’à la reconnaître. Et puis, un jour, vous vous apercevez que cette femme a été représen- tée par Léonard de Vinci sur un fond de montagnes… vues La condition des images Georges Didi-Huberman Entretien avec Frédéric Lambert et François Niney confrontation médiamorphoses 7 du ciel. Voilà donc que surgit quelque chose d’étrange à partir de quelque chose d’apparemment très familier : c’est que la dame représentée sur le tableau se trouverait située par le peintre à des milliers de mètres d’altitude ! Bien plus qu’une femme vaguement souriante assise dans le fauteuil d’un invisible salon aristocratique, la voici désormais femme flottante dans le ciel… Ce que je veux dire avec ce simple exemple, c’est que le surgissement est, en effet, une dimension essentielle de notre expérience des images : chaque voir met en question et remet en jeu tout un savoir, voire tout le savoir. Quant aux images médiatiques que vous évoquez, c’est une autre affaire : en tant qu’images, elles demandent à être vues et sues, mais en tant que médiatiques, elles sont en général délivrées de façon à ne pas surgir, justement, mais plutôt à être bom- bardées… Ce qui surgit me fait vraiment face, tandis que les images médiatiques ont presque toujours l’air de venir d’en haut, comme lâchées par nos satellites de télécom- munications ou nos institutions de pouvoir. Regarder avec des mots Frédéric Lambert : Vous semblez osciller. Parfois, dites- vous, il faut regarder avec des mots. Parfois, paradoxale- ment, ce que vous nous amenez à voir dans l’image est sans nom, sans mot, forclos. De quels textes sont faites les images, et comment les convoquer ? Georges Didi-Huberman : Ce n’est pas moi qui oscille, c’est l’expérience même des images qui ne saurait aller sans cette oscillation. Un battement dialectique : oui-non- oui, ailes ouvertes-ailes repliées-ailes rouvertes, et ainsi de suite, rythmiquement. C’est comme cela que vole un papillon. C’est comme cela que battent les photogrammes d’un film qui défile devant le faisceau lumineux du pro- jecteur. C’est comme cela qu’avance une pensée. Repre- nons cette dialectique du surgissement que j’ai commencé de décrire. Donc, vous avez des mots pleins la tête, vous ouvrez votre magazine ou bien vous entrez dans un musée avec tous vos mots préalables, des myriades de mots orga- nisés selon une sorte de pré-vision qui conditionne com- plètement votre façon de voir. Tout à coup – que ce soit devant La Joconde ou devant le détail d’un reportage télé- visé – quelque chose surgit devant vous, quelque chose d’inattendu. L’apparition ouvre alors une brèche dans votre langage, dans les pré-visions et les stéréotypes de votre pensée. Il y a quelque chose qui fait que, soit vous « passez » et vous refermez tout par une sorte d’auto-cen- sure du regard – par exemple vous regardez les montagnes derrière la Joconde, vous vous dites « Tiens, c’est bizarre », puis vous repassez directement au sens évident du tableau, c’est-à-dire à sa nature de portrait aristocratique… Soit vous demeurez dans cette ouverture, vous en appro- fondissez l’expérience (pourquoi fallait-il que cette femme, qui n’est pas la Vierge, flottât ainsi dans l’air avec ce non moins flottant sourire indéchiffrable ?). Mais les mots pré- vus viennent à vous manquer. Alors se pose une nouvelle alternative : soit vous demeu- rez muet, et personne, même pas vous-même, ne saura rien de ce qui se passe, car une muette expérience (cet instant- là) ne fera jamais une véritable expérience (l’éventuelle sagesse ou science que l’on peut tirer de cet instant-là). Soit vous tentez ce qui me semble à la fois nécessaire et impossible à tenir jusqu’au bout : trouver les mots malgré tout pour cette expérience, trouver les jeux de langage capables d’accorder malgré tout cette expérience à notre pensée. L’image ne vaut que pour autant qu’elle est capa- ble de modifier notre pensée, c’est-à-dire de renouveler notre propre langage et notre connaissance du monde. C’est comme lorsque Jean Genet, devant les autoportraits de Rembrandt, se met à écrire : « Il rigole, il se marre », et non pas : « Il sourit, il rit ». Car, dans « rigole » et dans « marre », il y a aussi la peinture même de Rembrandt, sa touche, son geste pictural qui provoque en effet, sur la toile, des « rigoles » ou des « mares » de pigment… On regarde donc bien avec des mots, à condition que ces mots composent une poétique, une possibilité d’approcher avec des mots ce territoire de l’image qui échappe au discours. Histoire de l’art, l’Histoire comme art François Niney : Ce sont surtout des historiens d’art comme Aby Warburg, Walter Benjamin, Jacob Burckhardt, Frantz Kugler, Siegfried Kracauer ou vous-même qui ont cri- tiqué l’histoire conçue comme déterministe, linéaire, conti- Georges Didi-Huberman La condition des images confrontation « déclin » des arts, dans les deux cas – qui sont les deux faces d’une même médaille – l’histoire apparaissait comme un grand récit déterministe et vectorisé. C’est à partir de Burckhardt et de Nietzsche, en effet, que le dis- cours historique se trouve critiqué, déconstruit, recomposé sur des modèles de temporalité plus complexes. Mais c’est la génération d’Aloïs Riegl 4 et d’Aby Warburg, puis de Walter Benjamin, de Siegfried Kracaucer et de Carl Einstein 5 – Kubler faisant partie d’une génération encore posté- rieure –, qui aura, dans les années vingt et trente, complè- tement repensé le problème. De ce point de vue, Erwin Panofsky est encore très « déterministe », alors que War- burg et Benjamin, proches en cela du concept de « surdé- termination uploads/Philosophie/ la-condition-des-images-didi-huberman 1 .pdf

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