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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Philippe Descola Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 3, 2006, p. 167-182. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/014932ar DOI: 10.7202/014932ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 2 janvier 2013 10:50 « La fabrique des images » LA FABRIQUE DES IMAGES1 Philippe Descola Cela ne fait guère plus d’un an que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement au thème que j’ai choisi pour cette conférence et je saisis donc l’occasion qui m’a été offerte de parler devant vous pour tester ce qui n’est encore qu’un ensemble de réflexions assez décousues sur les formes culturelles de la mise en image. À ce stade encore embryonnaire de ma recherche, il s’agit d’abord de préciser les méthodes et le domaine de ce que pourrait être une anthropologie de la figuration, essentiellement au regard des champs couverts par l’anthropologie de l’art, l’histoire de l’art et l’esthétique philosophique. La figuration est ici entendue comme cette opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible d’une « agence » (au sens de l’anglais agency) socialement définie à la suite d’une action de façonnage, d’aménagement, d’ornementation ou de mise en situation visant à lui donner un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle (par délégation d’intentionnalité) en jouant sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate. Tout en adoptant à cet égard la perspective intentionnaliste développée par certains auteurs2 – c’est-à- dire l’idée selon laquelle la meilleure manière d’aborder les objets d’art est de les traiter non pas en fonction des significations qui leur sont attachées ou des critères du beau auxquels ils devraient répondre, mais plutôt comme des agents ayant un effet sur le monde –, la présente démarche s’en distingue en ne prenant justement pas l’art comme un objet dans la mesure où le domaine qu’il qualifie paraît impossible à spécifier de façon transhistorique et transculturelle sur la seule base de propriétés perceptives ou symboliques qui lui seraient inhérentes. En privilégiant l’opération de figuration, je souhaite mettre l’accent sur le fait que, parmi la multitude d’objets non humains auxquels l’on peut imputer une efficience sociale autonome – une victime sacrificielle, une pièce de monnaie, un fétiche ou une copie de la Constitution, par exemple –, c’est seulement à ceux qui possèdent aussi un caractère iconique que je m’intéresserai, ce qui permet au Anthropologie et Sociétés, vol. 30, no 3, 2006 : 167 - 182 1. Conférence prononcée à l’Université Laval le 5 octobre 2006. 2. Voir Bakewell (1998), Freedberg (1989), Gell (1998), Schaeffer (1996). CONFÉRENCE 168 PHILIPPE DESCOLA moins d’éviter l’embarras dans lequel on peut tomber en tentant de définir précisément les attributs, même purement relationnels, de l’objet d’art. Précisons à ce propos que l’iconicité, au sens que lui donne C. S. Peirce, n’est pas la simple ressemblance, encore moins la représentation réaliste, mais le fait qu’un signe exhibe la même qualité, ou configuration de qualités, que l’objet dénoté, de sorte que cette relation permette au spectateur de l’icone de reconnaître le prototype auquel elle renvoie. S’intéresser à la figuration de façon anthropologique, ce n’est pas faire de l’anthropologie de l’art ; en effet, cette branche de la discipline s’occupe pour l’essentiel de restituer le contexte social et culturel de production et d’usage des artefacts non occidentaux qui ont été investis par les Occidentaux d’une vertu esthétique, en sorte que, par exemple, leur signification puisse devenir accessible au public qui fréquente les musées ethnographiques à partir des mêmes critères que ceux qui sont acceptés pour l’appréciation esthétique des objets traditionnellement abrités dans les musées d’art – catégorisation, périodisation, fonction, style, qualité d’exécution, rareté, symbolisme, etc. Or, pour utile que soit la multiplication des études portant sur les conceptions du beau dans les civilisations non européennes ou sur les conditions de la fabrication, de l’emploi et de la réception de cette catégorie d’artefacts à qui les Occidentaux reconnaissent une valeur esthétique, ce genre de tâche ne peut être à proprement parler défini comme anthropologique puisque, à quelques très rares exceptions près – notamment celle du regretté Alfred Gell –, il n’est fondé sur aucune théorie anthropologique générale et son objectif n’est pas d’en produire une ; on est là à un étage différent du travail anthropologique, analogue à celui qu’occupe l’histoire de l’art, et qu’il vaudrait mieux appeler une ethnologie de l’art, la première s’occupant des objets d’art occidentaux, la seconde des artefacts issus des cultures non occidentales contemporaines qui paraissent présenter avec ces objets un air de famille. Aborder le champ de la figuration, c’est aussi et surtout saisir l’occasion de mettre à l’épreuve une théorie anthropologique que j’ai développée dans un livre récent (2005) et qui pose que les diverses manières d’organiser l’expérience du monde, individuelle et collective, peuvent être ramenées à un nombre réduit de modes d’identification correspondant aux différentes façons de distribuer des qualités aux existants, c’est-à-dire de les doter ou non de certaines aptitudes les rendant capables de tel ou tel type d’action. Fondée sur les diverses possibilités d’imputer à un aliud indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience, l’identification peut se décliner en quatre formules ontologiques : soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme (Amazonie, nord de l’Amérique du Nord, Sibérie, certaines parties de l’Asie du sud-est et de la Mélanésie) ; soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par La fabrique des images 169 leurs caractéristiques matérielles, et c’est le naturalisme (l’Europe à partir de l’âge classique) ; soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme (au premier chef l’Australie des Aborigènes) ; soit tous les éléments du monde se différencient les uns des autres sur le plan ontologique, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme (Chine, Europe de la Renaissance, Afrique de l’Ouest, Andes, Méso-amérique…). Je pense être parvenu à montrer d’une part, que chacun de ces modes d’identification préfigure un genre de collectif plus particulièrement adéquat au rassemblement dans une destinée commune des types d’être qu’il distingue, donc que chaque ontologie engendre une sociologie qui lui est propre ; d’autre part, que les découpages ontologiques opérés par chacun de ces modes ont une incidence sur la définition et les attributs du sujet, donc que chaque ontologie sécrète une épistémologie et une théorie de l’action adaptées aux problèmes qu’elle a à résoudre. Il paraît donc logique d’examiner maintenant l’effet induit par ces quatre formules sur la genèse des images ; car si la figuration est une disposition universelle, en revanche, les produits de cette activité, c’est-à-dire le type d’entité qu’elle donne à voir, le type d’agence dont ces produits sont investis, et les moyens par l’intermédiaire desquels ils sont rendus visibles, tout cela devrait en principe varier, chacun des modes d’identification stipulant des propriétés différentes pour les objets figurables et appelant donc un mode de figuration particulier. Il s’agit au fond de mettre en évidence qu’à chaque ontologie correspond une iconologie qui lui est propre. Toutefois, les modes de figuration ne doivent pas être conçus comme des styles au sens de l’histoire de l’art, mais plutôt comme des ontologies « mor- phologisées », lesquelles ne permettent pas tant de prévoir la forme générale d’une image investie d’une agence socialement définie, que d’anticiper plutôt le type d’agence associé à un type de forme. Et c’est en cela qu’une anthropologie de la figuration au sens où je l’entends diffère de la théorie du « réseau de l’art » (art nexus) développée par A. Gell (1998). Celle-ci propose un mécanisme simple permettant de classer dans une combinatoire générative les diverses relations possibles entre les quatre termes de l’activité artistique – l’indice, le prototype, l’artiste et le destinataire, relations qui se déploient autour d’objets intentionnels définis non par des caractéristiques formelles, mais par le type de délégation d’agence que ces objets médiatisent. Or, si cette théorie fournit un moyen d’échapper aux critères iconologiques eurocentrés de l’esthétique occidentale, et c’est déjà un immense mérite, elle ne contribue guère à l’élaboration d’une grammaire comparée des schèmes figuratifs ; en effet, uploads/Philosophie/ la-fabrique-des-images-p-descola.pdf

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