La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021 Lettres-philosophie Page 1
La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021 Lettres-philosophie Page 1 sur 58 LA FORCE DE VIVRE INTRODUCTION À L’ÉTUDE DES ŒUVRES I. DES ŒUVRES DANS L’AVENTURE DU TEMPS A. La force de vivre à l’épreuve d’une époque 1) Nietzsche : Contextualisation du Gai Savoir Friedrich Nietzsche est un philosophe allemand né en octobre 1844 près de Leipzig et mort en août 1900 à Weimar. Fils d’un pasteur qui meurt quand Nietzsche a cinq ans, il reçoit une instruction classique jusqu’à ses études de philologie à l’université de Leipzig. Il découvre les philosophes antiques et contemporains, dont Schopenhauer. Il rencontre le compositeur Wagner en 1868, auquel il se lie avant de se brouiller pour des raisons idéologiques. Il est nommé professeur de philologie à l’université de Bâle en 1869. Pendant la guerre franco-prussienne, il sert dans une unité sanitaire mais, tombé malade, il est contraint de rentrer en Suisse. Nietzsche en 1869 À partir de 1872, le philosophe publie ses premiers ouvrages dont La Naissance de la tragédie (1872), Les Considérations inactuelles (1873-1876), Humain trop humain (1878), Aurore (1881). Après Le Gai Savoir (1882 et 1887 pour la réédition, la Préface et le Livre V) viendront Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Par-delà Bien et Mal (1886) et La Généalogie de la Morale (1887) pour les textes principaux. Sa santé se dégrade nettement à partir de 1875 : c’est à ce point de son existence que se situe Le Gai Savoir. En 1889, la santé La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021 Lettres-philosophie Page 2 sur 58 mentale du philosophe « s’effondre » : il est pris de délire1 à Turin. Il survit dans une vie végétative avant de mourir en août 19002. Ces quelques éléments de biographie permettent d’éclairer sa personnalité très singulière et sont nécessaires à la compréhension du contexte de l’œuvre au programme, au centre de laquelle se trouve une réflexion sur la maladie et la santé, comme en témoignent les § 2 et 3 de la Préface où l’emploi du pronom « je » est d’inspiration nettement autobiographie, même si le propos bifurque immédiatement vers la réflexion philosophique : « – Mais laissons-là Monsieur Nietzsche : que nous importe que Monsieur Nietzsche ait recouvré la santé ? » (§ 2, p. 27) ; « – je sais assez l’avantage que me procure ma santé… » (§ 3, p. 29). Il n’est pas question de comprendre la logique interne de la pensée du philosophe uniquement à partir de données biographiques, comme le note Patrice Wotling3. Il convient surtout d’analyser la mise en œuvre des thèses de l’auteur sans les brouiller par des détails biographiques intempestifs4. Il reste que ces données de vie contemporaines de la rédaction du Gai Savoir sont des indications précieuses pour aider les lecteurs que nous sommes à comprendre quel sens Nietzsche donne à son appréhension de la vie dans les années 1880. ● Contexte culturel, social et historique du Gai Savoir Nietzsche est contemporain des bouleversements historiques et sociaux de la fin du XIXe siècle et se pose en « observateur et (...) témoin critique (…) de son temps5 ». Et le lecteur peut de fait constater l’ampleur des problèmes abordés dans la préface et le livre IV du Gai Savoir. - Critique des idéologies : positivisme et sciences biologiques Le XIXe siècle est celui d’idéologies particulièrement puissantes. Le positivisme6 d’abord, courant d’idées qui considère la connaissance comme source de progrès et de bienfaits dans tous les domaines pour l’humanité. Nietzsche critique de manière systématique toutes ces croyances ou systèmes de représentations collectives et dominantes qui ne sont, à ses yeux, que des illusions. L’idée selon laquelle les sociétés industrielles seront des modèles de sociétés 1 On ignore encore exactement quelle était la cause exacte des maux dont souffrait Nietzsche. Il a été question des suites d’une syphilis de jeunesse non soignée et responsable d’une démence vasculaire. Des recherches médicales ont également mis en évidence l’existence d’une tumeur cérébrale (dont le père de Nietzsche était lui-même décédé) qui aurait provoqué ses troubles d’ordre psychiatrique. 2 Après la mort de Nietzsche, sa sœur Elisabeth, aux sympathies antisémites prononcées – elle a épousé l’un des chefs du parti antisémite en Allemagne –, s’emploie à faire publier les dernières œuvres du philosophe qu’elle censure. Elle publie un ouvrage qu’elle intitule La volonté de Puissance, compilation d’aphorismes du philosophe. Ce texte, qui n’est pas de l’initiative de Nietzsche, devient peu à peu l’œuvre la plus importante du corpus de manière ironique, « celle qui donne enfin au philosophe ce ‘‘système’’ qui […] lui faisait défaut. » (Giuliano Campioni, Dictionnaire Nietzsche, R. Laffont, Bouquins, 2017, p. 943). Elisabeth est en grande partie responsable de la construction ultérieure de Nietzsche en philosophe officiel du régime nazi, ce qui constitue un contre-sens magistral, Nietzsche n’ayant jamais caché son aversion profonde pour l’antisémitisme. 3 P. Wotling, Le Gai Savoir, « Chronologie », GF, 2007, p. 427. 4 P. Wotling précise que Nietzsche tenait à ce que l’enjeu philosophique de son œuvre ait la première place, et il « prendra soin de présenter lui-même son autobiographie » dans Ecce Homo, où « il choisit de présenter les expériences fondamentales de sa vie et don parcours intellectuel » (Ibid.). 5 Philippe Choulet, La force de Vivre, Atlande, 2020, p. 121. 6 Il s’agit du courant de pensée fondé par Auguste Comte en 1830. L’histoire des sciences est considérée comme révélation progressive de la vérité et permet l’ordre moral, politique, le progrès technique et la paix sociale. La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021 Lettres-philosophie Page 3 sur 58 pacifiques est en particulier démentie dès le XIXe siècle. Ainsi le § 329 intitulé Loisir et oisiveté donne-t-il un exemple de cette critique : l’idéologie bourgeoise du travail y est mise en pièces par le philosophe : « On pense la montre à la main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment pourrait rater quelque chose. (…) Oh, qu’ils sont peu exigeants en matière de ‘joie’, nos hommes cultivés et incultes ! » (p. 265). De même, est mise en question l’idéologie des sciences de la vie qui triomphe alors, héritière du XVIIIe siècle. L’expérimentation animale avec le Français Claude Bernard, les théories du transformisme7, de l’évolutionnisme8, en lien avec l’utilitarisme9 et le pragmatisme10, à quoi s’ajoutent le socialisme et le marxisme en politique, constituent le substrat idéologique dominant que Nietzsche ne cesse d’interroger dans toute son œuvre et en particulier dans Le Gai Savoir. Le livre IV tout entier est traversé par ces attaques en règle. Claude Bernard (1813-1878) Père de la médecine expérimentale. Il est à l’origine de la théorie du milieu intérieur et de l’homéostasie. - Écrire dans un siècle de crise morale, religieuse et métaphysique11 Le thème de la « mort de Dieu » est récurrent dans Le Gai Savoir : dire que Dieu est mort, c’est affirmer que la croyance au dieu chrétien a perdu en Europe toute crédibilité. Nietzsche n’a pas « inventé » le thème : avant lui, la philosophie de Hegel l’annonce, de même que celle de Schopenhauer et de Kierkegaard ou encore les romans de Dostoïevski. Mais Nietzsche tire toutes les implications de ce pessimisme moral dont il hérite – en particulier celui de Schopenhauer, à l’arrière-plan de nombreux aphorismes dans Le Gai Savoir, et nommé à plusieurs reprises. Ainsi sommes-nous par exemple invités à lire comme un ensemble les 7 Le transformisme est la doctrine scientifique de l’évolution des espèces par discontinuité, sélection naturelle et mutations. 8 La théorie évolutionniste défend l’idée selon laquelle toutes les espèces vivantes, dont l’homme, sont en évolution perpétuelle. Charles Darwin est le premier à la formuler. 9 L’utilitarisme prescrit d’agir (ou de ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être collectif. 10 Le pragmatisme est la théorie selon laquelle la réussite et l’efficacité est le premier critère de vérité. 11 Le terme « métaphysique » désigne la connaissance du monde, des choses ou des processus en tant qu’ils existent « au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons (esprit, nature, Dieu, matière…). La force de vivre Introduction aux œuvres 2020-2021 Lettres-philosophie Page 4 sur 58 aphorismes 339 à 341 (p. 278 à 280). Les dernières paroles de Socrate12 demandant qu’on sacrifie un coq à Asclépios (§ 340) – ou Esculape, dieu des médecins – sont pour Nietzsche révélatrices du pessimisme moral propre à la tradition philosophique issue de Socrate et dont fait partie Schopenhauer, même si le nom de ce dernier n’est pas prononcé ici : « Est-ce possible ? Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement et, aux yeux de tous, comme un soldat, – était pessimiste ! (…) Socrate, Socrate a souffert de la vie ! » (p. 279) : pour Socrate et ses successeurs, la vie n’a aucune valeur. Les deux aphorismes en amont et en aval font par contraste un éloge de la vie, en écho au §4 de la Préface, en louant la vie comme scintillement uploads/Philosophie/ la-force-de-vivre-intro-aux-oeuvres.pdf
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- Publié le Sep 18, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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