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Page | 1 Chiara Pastorini Le sens de la perception chez Wittgenstein Aborder la question du sens de la perception chez Wittgenstein conduit à s’interroger à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il faut se demander s’il y a un sens à parler de perception chez le philosophe et, dans le cas, essayer d’en cerner les termes et les contours. En deuxième lieu, et c’est là un point plus important, la question est de savoir s’il est possible de parler de perception en termes de sens; autrement dit, si la perception a une signification et, le cas échéant, quels sont les termes à travers lesquels analyser cette dimension sémantique de la sensibilité. Cette interrogation n’implique pas seulement une enquête sur les rapports entre la perception et le sens, mais aussi entre la perception et les dimensions autres de notre rapport au monde telles que le langage et la pensée. 1. Les termes de la perception. Le thème de la perception est présent chez Wittgenstein d’une manière assez consistante, surtout si on considère les écrits postérieurs au Tractatus. En particulier, on retrouve plusieurs passages consacrés à ce thème dans les Recherches philosophiques (deuxième partie), dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie, dans les Remarques sur les couleurs. Dans ces textes, la perception est abordée selon des points de vue et des intérêts différents. Nous nous concentrerons ici, plus en détail, sur le thème du « voir-comme », opposé à un voir que l’on peut définir « simple ». Au début du chapitre XI des Recherches, en évitant la pratique dogmatique des définitions, Wittgenstein introduit le thème de la perception en faisant appel à deux emplois différents du mot « voir » (sehen) : dans un premier usage voir c’est voir quelque chose, et cela peut se concrétiser, par exemple, dans une description de ce que l’on perçoit, dans un dessin ou bien dans une copie ; nous pouvons appeler cela « voir simple ». Le deuxième emploi du mot « voir » est en revanche explicité par Wittgenstein à travers la référence à une ressemblance entre deux visages. Au lieu de dire « je vois quelque chose », je peux dire « je vois que ces deux visages se ressemblent » (ou bien « je vois une ressemblance entre ces deux visages ») . Ce dernier usage du mot ‘voir’ se traduit dans l’expérience de la « remarque d’un aspect »(das Bemerken eines Aspekts)1 1 Cf. L. WITTGENSTEIN, Philosophische Untersuchungen. Philosophical Investigations, trad. angl. par G. E. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1953, 2001³; tr. franç. Recherches philosophiques, par F. Dastur, M. Élie, J.-L.Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Gallimard, Paris, 2004, II, xi, p. 274. et nous conduit à une vision différente de l’objet, tout en étant conscients que la figure que nous avons perçue n’a pas changé : « L’expression du changement d’aspect est l’expression d’une nouvelle perception, et en même temps celle d’une perception inchangée » (PU, II, xi, p. 278). Page | 2 Le but du philosophe n’est pas d’enquêter sur les causes de ce phénomène, qui intéressent le psychologue, mais d’effectuer une analyse conceptuelle, en essayant de comprendre la place que ce concept de vision occupe entre les différents concepts d’expérience. À ce propos, faisons tout de suite deux considérations importantes. Tout d’abord, il faut remarquer la nature pratique de la méthode d’enquête. Le but poursuivi de clarification conceptuelle ne se traduit pas par une formalisation abstraite et a priori de différents phénomènes de la vision, mais par une analyse des emplois differents de ce mot. En d’autres termes, les concepts se placent pour Wittgenstein au niveau du langage (public et partagé)2 Il n’y a pas de sens, donc, à dire qu’on voit une fourchette comme une fourchette ou un couteau comme un couteau, pas plus, continue Wittgenstein, « qu’on n’essaie d’ordinaire de mouvoir la bouche en mangeant, ou que l’on ne cherche à la mouvoir » (PU, II, p. 276). et ce n’est que selon cette perspective, grammaticale, que l’on a une analyse de la perception. Wittgenstein ne s’occupe pas de la dimension empirique du voir (laissé au travail du psychologue), mais il attribue plutôt à l’analyse de l’usage pratique des mots dans nos jeux de langage la possibilité d’éclaircir les rapports entre langage, pensée et phénomènes perceptifs. Deuxièmement, il faut souligner la nature alternative de la notion de voir-comme. Bien que le même mot (voir) soit employé pour décrire deux expériences différentes (et ce n’est pas pour cela qu’il faut corriger notre langage ordinaire), tout voir n’est pas un voir-comme: ce dernier est en fait une possibilité alternative au voir simple. Nous trouvons confirmation de cette perspective dans ce passage: « Dire : “ Maintenant, je vois cela comme…” aurait eu aussi peu de sens pour moi que dire, à la vue d’un couteau et d’une fourchette : “Maintenant, je vois cela comme un couteau et comme une fourchette.” On ne comprendrait pas cette déclaration. – Tout aussi peu que : “Maintenant, c’est pour moi une fourchette”, ou : “Cela peut aussi être une fourchette” » (PU, II, xi, p. 279). 3 Comme Jocelyn Benoist le souligne en Voir-comme qui?, le voir- comme se place au niveau de la découverte et du contraste qui surgissent à partir de ce qui se donne différemment.4 2 Si, en simplifiant, dans la perspective de Wittgenstein, il est nécessaire d’attribuer aux concepts une dimension linguistique, je crois que le contraire n’est pas juste, c’est-à-dire, qu’on ne peut traduire tout le domaine du langage dans une dimension conceptuelle. La notion d’‘apprentissage intersubjectif’, par exemple, échappe à cette réduction, en constituant un espace qui, bien qu’à l’intérieur du langage, n’est pas cependant caractérisé par une dimension conceptuelle: pendant la phase d’apprentissage nous n’apprenons pas des concepts, mais l’usage de ceux- ci dans le langage. 3 Sur ce point, ne semble donc pas correcte l’interprétation de Eddy M. Zemach, qui assimile tout voir wittgensteinien à l’expérience du voir-comme. Cf. E. M. ZEMACH, Meaning, the Experience of Meaning and the Mind-blind in Wittgenstein's Late Philosophy, in “The Monist”, vol. 78, n. 4, 1995, pp. 480-495. 4 J. Benoist affirme à propos du contraste entre voir et voir-comme : «Le problème n’est plus tant celui du format du «voir» (objectuel ou propositionnel, purement sensible ou semblant intégrer une composante intellectuelle ou interprétative) que celui du contraste entre une dimension d’achèvement et une dimension de découverte. Le «comme» est toujours celui d’un contraste par rapport à ce qui était donné différemment, alors que la simple notion de «voir», quelle que soit la complexité de ce qu’elle se donne pour objet, renvoie toujours à une Page | 3 En revanche, un bon exemple qui nous permet de parler correctement de voir-comme est fourni par la figure que Wittgenstein utilise en la reprenant à son tour de Joseph Jastrow5 « Considérons ce que l’on dit d’un phénomène comme celui-ci : voir la figure : la figure que l’on peut voir tantôt comme une tête de lièvre, tantôt comme une tête de lapin. Un autre bon exemple de voir-comme ouvre les études préparatoires aux Recherches philosophiques, le premier volume des Remarques sur la philosophie de la psychologie: tantôt comme un F, tantôt comme l’image d’un F dans un miroir. »6 Mais quelle est la ligne de partage entre ce type de perception et une interprétation, c’est-à-dire un processus qui à partir d’un signe remonte à une signification? Autrement dit, quel est le lien entre le phénomène du voir-comme et la dimension sémantique ? C’est bien sur cette interrogation que Wittgenstein poursuit son enquête en se demandant en quoi consiste ce voir le tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. 2. Voir-comme et interprétation. Si le voir-comme se distingue du voir simple, tout en acquérant son sens en rapport à ce dernier étant donné sa nature alternative, Wittgenstein ne réduit non plus ce phénomène à un processus conjectural d’interprétation. Il écrit: « La question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse » (BPP, I, § 1). En s’interrogeant sur la nature du voir-comme, Wittgenstein semble donc préférer la première solution à la deuxième: le voir-comme est un voir et non un interpréter. La raison de cette affirmation est expliquée en reconduisant l’interprétation à une action («Handlung») et le voir à un état («Zustand») (cf. PU, II, xi, p. 299 ; BPP, I, § 1). L’acte de l’interprétation se déroule dans le temps, lequel temps peut être très court, et cependant nécessite réflexion et discours. La durée du processus peut être vraiment brève, davantage même que le temps employé pour prononcer la phrase nécessaire à l’exprimer, mais, interpréter doit être un processus, une action, quelque chose qui opère sur quelque chose d’autre.7 dimension d’achèvement» (J. BENOIST, Voir-comme quoi?, in Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein, sous uploads/Philosophie/ chiara-pastorini-le-sens-de-la-perception-chez-wittgenstein.pdf

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