277 La tâche du traducteur en philosophie dans le Japon moderne Uehara Mayuko L

277 La tâche du traducteur en philosophie dans le Japon moderne Uehara Mayuko La traduction est un intermédiaire pratique de communication entre les langues étrangères, mais non une discipline scientifique. Telle serait la compréhension générale à ce sujet. Si l’on se réfère à l’histoire mondiale de la traduction, celle-ci contribua certainement à l’enrichisse- ment des différentes civilisations, en tant que moteur propulsif d’échan- ges des idées et des choses. Dans les berceaux de la civilisation, datés de plus de 3000 ans avant Jésus-Christ, la traduction était déjà pratiquée. Le papyrus en Égypte, d’une part, et d’autre part, la compilation de dic- tionnaires des langues pour les diverses ethnies dans la Mésopotamie atteste son existence. (Tsuji 1998, 18–19). Il va sans dire que la propa- gation des grandes religions comme le christianisme et le bouddhisme n’aurait jamais eu lieu sans la médiation entre les langues, autrement dit sans la traduction. Comme de nombreux exemples peuvent le montrer, la transmission d’informations est ainsi son principe. Les traducteurs ont réfléchi à la problématique de leur pratique, pour en induire, par exemple, que la traduction est traduttore traditore ou “la belle infidèle”1. La théorie est ainsi un autre aspect de la traduction; elle 1. La première expression est l’adage italien qui explique la trahison du texte 278 | La tâche du traducteur en philosophie dans le Japon moderne se présente diversement, selon le traducteur ou l’époque, bien que ce fait soit relativement inconnu. Pourtant, la traduction n’a pas la chance d’ac- céder au statut scientifique de “traductologie” , si l’on comprend bien les observations des “traductologues” français comme Henri Meschonnic et Jean-René Ladmiral (Meschonnic 1999, 34; Ladmiral 1994, vi– viii)2. Il en va de même au Japon à notre connaissance. Pourquoi un tel constat? La traduction peut et doit maintenir une relation étroite avec le domaine du texte original. Pour bien traduire, une bonne connaissance de ce domaine est indispensable. Grâce à leur réciprocité, il est possible de faire en sorte que “traduire” devienne un moyen utile pour compren- dre et analyser un autre texte dans le même domaine. En ce sens, l’exa- men de la problématique de la traduction peut naturellement contribuer à l’étude du texte. Notre dessein consistera donc à exposer un modèle par l’approche “traductologique” en tant qu’étude scientifique. Dans cette étude, nous nous concentrerons sur les circonstances où la traduction, en vue de la modernisation, se pratiquait dans le Japon moderne dès le commencement de l’ère Meiji – en réalité, dès la fin de l’ère Edo, à la suite de l’ouverture du pays – puisque celles-ci se présen- tent comme un événement historique. Ce changement du système socio- culturel entier qu’envisageait le Japon avait pour but de constituer une nation moderne, autrement dit “civilisée”, rivalisant avec les pays occi- dentaux. Le modèle était donc l’Occident, duquel il souhaitait acqué- rir toute l’information par le moyen de la traduction. Le grand projet de “traductionisme” fut accompli par le gouvernement ainsi que par le privé, durant une quarantaine d’années seulement à partir de la Restaura- tion (Katō 1992, 342). Par ailleurs, la traduction se rapporta profondé- ment à la formation d’une nouvelle langue japonaise. Bref, la traduction organisée soutenait la modernisation avec rapidité. La traduction a permis d’introduire différents systèmes comme l’armée et la justice, qui concernaient immédiatement la fondation de la nation original dans la traduction. La seconde a été créée par Gilles Ménage (1613–1691) pour assimiler une traduction à une femme qu’il a “beaucoup aimée à Tours, et qui était belle mais infidèle” (Meschonnic 1999, 43). 2. Ladmiral réclame l’autonomie de l’étude de la traduction en tant que discipline scientifique. uehara mayuko | 279 moderne, et en même temps, les sciences pour mieux saisir le mode de pensée occidentale, puis pour civiliser le peuple japonais. C’est la “phi- losophie”, une des sciences introduites à l’époque, qui sera notre pré- occupation dans cette étude traductologique. La dénomination de la discipline “philosophia” originaire de la Grèce ancienne fut traduite par tetsugaku (哲学) en sino-japonais. Cette dénomination, qui était l’équiva- lent de “philosophie” au départ, vient à désigner également les pensées “peu européenne” et non-européenne, ne serait-ce que pour certains. Autrement dit, de nouvelles interprétations philosophiques naquirent peu à peu au Japon, ce qui encouragea à considérer les pensées tradition- nelles de l’Orient comme de la philosophie. Ceci étant, nous nous inté- resserons seulement à la philosophie dans le Japon moderne que nous définissons comme la période du début de la modernisation à la fin de la Seconde Guerre mondiale, date de la disparition de Nishida Kitarō (1870–1945). Vingt-cinq ans après la critique faite par Nakae Chōmin (1847–1901) dans Avoir un an et demi ( 『一年有半』 ): “dès l’antan jusqu’à aujourd’hui la philosophie n’existe pas dans notre Japon”. Ce pays se reconnut, avec Nishida, capable de créer une logique philosophique ori- ginale. Notre préoccupation traductologique portera sur Nishida, plus précisément sur le rapport entre sa philosophie et la traduction. Une philosophie de la traduction Quant à la réciprocité entre le domaine du texte à traduire et la traduction qu’on a mentionné plus haut, la philosophie semble plus étroitement liée à la traduction que d’autres disciplines comme l’éco- nomie ou la physique. Avec Ladmiral, nous soulignons que “c’est à un mode de pensée d’ordre philosophique que renvoient les raisonnements et les analyses qui constituent l’essentiel de la traductologie” (Ladmiral 1994, viii–ix). Pour expliquer cette idée, il faut nous interroger d’abord sur les questions fondamentales et inséparables de la traduction: “qu’est- ce que la traduction?” et “comment traduire?” . L’essentiel réside ici dans le sens, mais non la forme, qu’il faut transpo- ser de la langue de départ à la langue d’arrivée. Cette attitude est géné- ralement appelée “traduction libre”, et c’est celle que nous adoptons. 280 | La tâche du traducteur en philosophie dans le Japon moderne Trouver une forme équivalente entre les langues qui sont structurel- lement éloignées, comme le japonais et le français, pose, en effet, des problèmes permanents. La traduction libre semble donc correspondre plus adéquatement à notre cas. L’autre attitude, la “traduction littérale” ne doit pas être complètement exclue, pour autant, si l’on considère ses influences syntaxique et stylistique sur la langue d’arrivée. Comme l’his- toire du japonais moderne le montre, le “littéralisme” entra grandement en jeu pour la formation de la “nouvelle langue” , sans laquelle la philo- sophie moderne en tant que discipline n’aurait pas évolué. On reviendra plus tard sur ce propos. Ce que le traducteur affronte serait-il alors l’impossibilité de la traduc- tion, comme Walter Benjamin, qui est connu comme “littéraliste” , s’en rend pleinement compte ? : “les chemins de son accomplissement ris- quent de s’obscurcir de façon d’autant plus impénétrable” et plus loin, “les traductions… se révèlent intraduisibles, non parce qu’elles seraient trop chargées de sens, mais parce qu’elles le sont de manière trop fugi- tive” (Benjamin 2000, 255, 260–1). “La tâche du traducteur”, titre de son essai excessivement difficile d’où proviennent ces affirmations, consiste, selon nous, à accomplir la traduction malgré son impossibilité. Impossible, parce que si l’on traduit librement, la fidélité au sens dont l’original est pourvu n’est jamais garantie. Il est impossible de saisir tout ce que signifie un mot car beaucoup de sens s’échappent du saisi, autre- ment dit de ce qui est traduit par un mot dans la langue d’arrivée. Néan- moins, c’est à travers ce “destin” de la langue que nous réfléchissons sur la tâche du traducteur en philosophie. Ce destin, l’attribut de la langue, qui est loin d’être automatique à l’égard de la correspondance entre le sens et la forme, est impliqué sans doute dans la question du “mode de pensée d’ordre philosophique” qui touche à l’essentiel de la traductologie. Ladmiral propose le néologisme, le “sourcier” qui s’attache au “signifiant de la langue” et le “cibliste” qui met l’accent “non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié mais sur le sens, non pas de la langue mais de la parole ou du discours” (Ladmiral 1994, xv). Les deux termes ainsi que leurs définitions clarifient la pro- blématique plus qu’on peut la voir avec les termes “littéral” et “libre”. Pour le “cibliste” , le sens est nécessairement saisi dans son contexte où la parole se réalise, le discours se créé et le sens surgit. Ladmiral se prétend uehara mayuko | 281 lui-même “cibliste” , et cette position nous convient aussi. En ce sens que le traducteur s’investit dans la compréhension du contexte de l’original; c’est là une activité “réflexive” . Ladmiral a remarqué la dimension philo- sophique de la traduction “à l’occasion des débats qui ont accompagné la parution des retraductions, controversées, de Sein und Zeit de Hei- degger” : “la traduction de la philosophie révèle qu’il y a à proprement parler une philosophie de la traduction” (Ladmiral 1994, xiii). Par surcroît, la “réflexivité philosophique” de la traduction est conçue dans deux étapes “conceptuelle” et “ psychologique” (Ladmiral 1994, xx). Pour le traducteur des textes philosophiques, l’activité de la traduction n’est rien d’autre que suivre les traces de la réflexion assimilable à celle du philosophe. L’exemple uploads/Philosophie/ kanji-et-philosophie.pdf

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