Philosophie n° 47, spécial Deleuze, éditions de Minuit. L'article complet trait
Philosophie n° 47, spécial Deleuze, éditions de Minuit. L'article complet traite du rapport de Deleuze à ces deux philosophes suite à une petite phrase de Deleuze : "Et tout tendait vers la grande identité Nietzsche- Spinoza". La partie citée de l'article est une comparaison "objective" (transparaissent néanmoins les choix de lecture de Deleuze) des deux oeuvres. Les notes de l'auteur n'ont pas été retranscrites (je sais, c'est pas bien... mais bon, je n'ai que dix doigts). La "Grande Identité" Nietzsche-Spinoza, par Pierre Zaoui. -Extrait- [...] au moins quatre tâches communes à ces deux philosophies : d'abord apprendre à aimer la seule unité immanente du vivant multiple (Dieu chez Spinoza, Dionysos chez Nietzsche) ; ensuite apprendre à n'aimer cette unité qu'à travers les singularités et les différences qui la peuplent ; ensuite encore, penser ces singularités à travers leur temps propre - l'intempestif ; enfin extraire de cette temporalité spéciale une véritable puissance critique et libératrice. La première tâche commune aux deux philosophes vient les distinguer radicalement de toute espèce d'idéalisme. La philosophie n'a à servir aucun idéal - un Dieu révélé, le Bien, la Raison, la morale, la sagesse, la vérité. De part en part, la philosophie n'a à être qu'au service de la vie (de la volonté de puissance ou du conatus), c'est-à-dire de "ce qui nous rend plus fort", pour Nietzsche, de "ce qui accroît notre puissance d'affecter et d'être affecté", pour Spinoza. Autrement dit, pour Spinoza comme pour Nietzsche, la vie philosophique ne saurait s'assigner d'autres fins qu'elle-même et son propre accroissement ; il faut libérer la philosophie de son idéal métaphysique de fondation ou de légitimation, sur un plan ontologique ou gnoséologique, comme de son modèle ataraxique ou apathique de maîtrise (des passions, des malheurs, du destin), sur un plan éthique et politique. Pas plus que le surhomme nietzschéen, le sage spinoziste ne constitue un modèle ou un idéal ; ce sont de simples noms donnés à des formes très concrètes d'expérimentation de la vie sur elle-même : expérimentation de "toutes les choses qui nous font danser" chez Nietzsche ; autrement dit, tout ce qui touche d'abord à la sensation. Car la vie s'enracine dans la sensation et la philosophie ne doit être rien d'autre que ceci : l'élévation à sa plus haute puissance des sensations (ou affections). Certes, alors, ces deux formes d'expérimentation ne laissent pas d'être différentes : le sage spinoziste s'accomplit davantage dans la connaissance béate de la nécessité de la nature (l'affirmation culmine en contemplation), tandis que le surhomme nietzschéen ne saurait advenir qu'au prix de l'affirmation tragique du hasard ( l'affirmation culmine en création). Mais ces formes d'affirmation poussent sur un même sol : l'amour de la vie sans besoin de réciprocité, l'amour du réel sans besoin d'être aimé en retour. Il n'y a rien là de la conception chrétienne de l'amour désintéressé, non égoïste. Car l'amour, compris en ce sens, n'a pas besoin de contrepartie, parce qu'il est déjà "payé en retour" dans le geste même qui fait aimer : il n'y a pas d'amour vivant sans joie et la joie se suffit à elle-même. C'est même là le sol commun du conatus spinoziste et de la volonté de puissance nietzschéenne : il n'y a pas de puissance d'affecter qui n'aille sans puissance d'être affecté, il n'y a pas de puissance de création sans puissance de sensation et de destruction. Autrement dit, être actif est tout le contraire d'être insensible ou indifférent : c'est savoir être au plus haut point sensible, savoir être affecté par le plus grand nombre de modes possibles et savoir se composer avec eux, c'est-à-dire les aimer. Philosopher, ce n'est donc ni apprendre à maîtriser ses passions ou ses souffrances, ni apprendre à mourir ; tout au contraire, c'est apprendre à aimer le réel non tel qu'il est, non tel qu'il devrait ou pourrait être, mais tel qu'il devient dirait Nietzsche ou en tant qu'il est actif dirait Spinoza. Et apprendre à l'aimer à l'infini dans ce devenir ou cette activité. D'où une certaine dévalorisation, commune aux deux philosophes, de la conscience représentative au profit d'une interrogation sur les puissances propres du corps : à quoi bon parler de maîtrise, de contrôle, de souveraineté de l'âme sur le corps tant qu'on ne sait pas ce que peut un corps ? Poser la question du corps, c'est déjà destituer la conscience de ses prétentions de pouvoir (la puissance n'est pas le pouvoir) et la représentation de ses prétentions de connaissance (même chez Spinoza le troisième genre de connaissance n'est pas représentatif) au profit de l'affirmation d'une nouvelle sorte d'amour. Ainsi chez Spinoza, même la connaissance de Dieu s'assimile à l'amour de Dieu, comme chez Nietzsche l'amour se fait trait spécifique de l'âme noble et aristocratique. Autrement dit, sur le plan de la puissance d'amour, l'amour intellectuel infini de Dieu chez Spinoza rejoint l'amor fati nietzschéen ; l'amour spinoziste de la nécessité rejoint la fiction nietzschéenne d'un destin ("fiction" au sens où l'idée d'avoir "son" destin propre et la croyance en lui sont encore à créer sur fond de chaos et de hasard). C'est pourquoi spinozisme et nietzschéisme sont tous deux des philosophies profondément affirmatives, philosophies de la vie et non de la mort, philosophie dévalorisant les passions tristes au profit des passions joyeuses, philosophies affirmant une vie sans crainte mais sans héroïsme romantique, sans espoir mais sans désespoir, sans pitié mais sans indifférence, sans "manque-à-être" mais sans mirage de la plénitude, bref philosophies de l'amour. Le spinozisme et le nietzschéisme sont, sur ce plan, les deux voix d'un même chant de gloire à l'amour, cette "vertu qui donne" comme dit Zarathoustra. Dès lors, on comprend mieux en quoi une telle conception de l'amour est incompatible avec la conception chrétienne : pas plus que "désintéressé", un tel amour ne signifie "amour de tous". Ici, amour veut dire aussi : sélection, car aimer le tout du réel n'est pas aimer la totalité des points de vue sur le réel (ou des modes du réel), c'est au contraire aimer les seuls points de vue (ou modes) qui peuvent permettre d'affirmer cette totalité. Aimer la totalité de l'activité de la nature - aimer Dieu en tant que nature naturante - n'est pas aimer la nature ou le réel tel qu'il est - nature naturée. L'amour n'est amour du réel que lorsqu'il est parfaitement déterminé, que lorsqu'il s'ancre dans la singularité. "Aimer Dieu, c'est l'aimer dans et par les choses singulières", dit Spinoza ; aimer la substance infinie ne s'effectue que dans l'amour singulier d'un mode fini singulier ; affirmer la totalité infinie de la nature c'est d'abord sélectionner les modes singuliers par lesquels une telle affirmation devient possible. On ne peut aimer que ce qui nous rend plus joyeux, que ce qui n'est pas contraire à notre nature : "l'amour n'est rien d'autre que la Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure". Ce à quoi semble répondre en écho l'expérience nietzschéenne de l'éternel retour puisque là aussi il s'agit d'une "grande pensée sélectrice", d'une affirmation de la totalité mais à toute fin de sélectionner les "singularités brillantes", c'est-à-dire les différences pures, les vouloirs pleins, seuls capables de supporter une telle pensée. Chez l'un comme chez l'autre, donc, l'amour n'est qu'amour des singularités ou différences pures. Certes, encore, on ne saurait assimiler trop vite la théorie spinoziste du mode fini et la pensée nietzschéenne de l'éternel retour. L'une porte sur des comportements et se présente comme une vérité physique des compositions valant par ses causes, tandis que l'autre porte sur des volontés et se pose comme une fiction éthique des forces valant par ses effets. L'une conçoit la sélection des singularités comme le résultat du savoir, l'autre comme la condition d'un certain savoir. L'une fonde une éthique sur une physique des forces, l'autre, à l'inverse, semble déduire sa physique des forces (conçues alors comme volonté) de la fulgurance d'une expérience éthique et cosmologique. Mais il nous suffit de voir ici qu'elles se confondent au moins sur un point : dans les deux cas, il s'agit de sélectionner le singulier à travers l'affirmation d'une totalité (Dieu, Dionysos : la vie). Ce qui implique un nouveau rapport entre l'universel et le singulier qui se dégage entièrement aussi bien du couple général/particulier que du couple universel/singulier : c'est uniquement dans le singulier que l'universel prend sens et effet - l'universel ne s'obtient qu'à la suite d'un processus radical de sélection permettant la saisie de pures singularités, de pures différences. D'où une certaine indifférence (on pourrait presque dire "ontologique") de Spinoza et de Nietzsche au concept de loi : c'est encore un conept à l'arrière-goût moral qui manque aussi bien l'universel que le singulier. Philosophies de l'amour de la singularité et de la différence, le spinozisme et le nietzschéisme sont aussi des philosophies de l'intempestif, de l'inactuel. Inactuel est ici à entendre en trois sens. D'abord, l'inactuel n'est pas plus l'actuel que l'éternel, mais plutôt la temporalité inassignable de la pensée. Et Spinoza a beau parler de "vérités éternelles", on remarquera d'une part que cette éternité-là uploads/Philosophie/ la-grande-identite-nietzsche-spinoza.pdf
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- Publié le Mai 28, 2021
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