EMERGENCES DE LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE * S'interroger sur 1'apparition de la

EMERGENCES DE LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE * S'interroger sur 1'apparition de la philosophie medievale peut sembler une entreprise vouee ä 1'echec. La moindre des difficultes vient de la diver- site des aires geographiques et spirituelles ou eile s'est developpee : le chris- tianisme — grec et latin —,1'islam, le judaIsme. On peut ]a resoudre en la divisant en ses parties. Bien plus redoutable est la question que pose le mot philosophie, et plus precisement la legitimite de son emploi quand il s'agit de la pensee medievale. Partout animee de representations reli- gieuses fortes, surveillee par les institutions chargees de les maintenir, est-eile d'un aloi philosophique assez indiscutable pour qu'on puisse vala- blement la comparer ä celle d'autres époques, notamment l'Antiquite et la Renaissance ? A ce soupcon, issu d'une conception traditionnellement rationaliste de la philosophie, fait echo dans l'historiographie le debat autour de la « philosophie chretienne » qui, amorce depuis plus d'un siè- cle, s'est developpe il y a environ cinquante ans entre des philosophes chretiens eux-memes pour la plupart 1 . Deux questions y confluent : peut-on, par une maniere d'analyse conceptuelle, isoler completement dans les syntheses scolastiques leur composante philosophique ? C'est lä une question historique ;1'autre est doctrinale : peut-on ou non appe- ler philosophes des penseurs selon qui la reflexion proprement humaine doit rechercher, ou simplement accueillir, des donnees et des suggestions issues d'une foi religieuse ? II est clair que ces problemes prejudiciels sup- * Cet article etait entierement ecrit quand j'ai Pu lire La Philosophie au Moyen Age, de Lambert-Marie DE RIJK (trad. frans. de Pierre SWIGGERS, Leiden, Brill, 1985 ; Ie texte neerlandais original avait paru en 1981). J'ai eu le plaisir de constater que, sans concertation, nos vues sur les debuts de Ia philosophie medievale etaient fort voisines, pour ne pas dire identiques : voir notamment op. laud., p. 70 et surtout p. 77. 1. Voir les abondantes « notes bibliographiques » fournies ace sujet par Etienne GIL- SON, L'Esprit de la philosophie medievale, Paris, Vrin, 2° ed., 1944, p. 413-440. Revue de synthese : IV , S. NOs 3-4, juil.-dec. 1987 382 REVUE DE SYNTHESE : IV , S. NO' 3-4, JUILLET-DECEMBRE 1987 posent d'une maniere ou d'une autre une conception generiquement commune de la philosophie, qui, demarche rationnelle sans compromis- sion, commencee et poursuivie dans un champ strictement defini, serait en droit assez autonome pour qu'on puisse la concevoir en sa purete. Les questions apparemment historiques s'averent donc dogmatiques, si bien qu'au lieu de nous Tier, elles nous liberent : nous voici amens, par necessite de methode, ä considerer empiriquement comme etant philoso- phie, 1) ce qu'ont nomme ainsi et expose des hommes qui se donnaient et qu'on reconnaissait comme des philosophes, et 2) des ensembles doc- trinaux qui, sans porter le nom de philosophie, voire en le refusant, ont assez d'affinites avec ceux du premier groupe pour qu'on soit auto- rise ä le leur attribuer pourtant. Nous allons donc examiner d'abord comment Ia philosophie, ainsi definie, du Moyen Age chretien d'Occi- dent se situe par rapport ä celle de 1'Antiquite paienne, quant ä sa forme et quant ä son contenu. Precisons que, lorsque nous parlons du Moyen Age, nous n'entendons par-lä qu'un cadre purement chronologique : la formule ne prejuge en rien de la datation de la philosophie medievale — puisque justement il s'agit d'en determiner la naissance. I. — QUAND LE MOYEN AGE LATIN EUT-IL SA PHILOSOPHIE ? Ce qui frappe d'emblee quand on compare la pensee medievale ä l'anti- que, selon les images les plus vives qui viennent aussitöt ä 1'esprit, c'est la difference de leurs contenus religieux, assez grande pour cacher le reste. Le Moyen Age a rempli les bibliotheques de traites des choses saintes, qui ne representent qu'une faible part de ce qu'en ont renvoye les murs des ecoles. Un Dieu trine, l'incarnation du Fils, l'histoire collective d'un salut vers lequel cheminent les elus, rien de tout cela, pris ä la rigueur, n'a de sens dans la sphere de la philosophie antique. Les textes reveles sur lesquels se fondent ces conceptions, le contenu speculatif et normatif qui y est expose ou qui peut s'en deduire, ont suscite une infinite de tra- vaux theoriques oü l'on peut voir la veritable philosophie du Moyen Age. Si l'on prend ainsi les choses, tout est dit : de l'esprit antique au medie- val il n'y a qu'alterite radicale, comme 1'exprime déjà 1'EpItre aux Romains. A la rupture ainsi proclamee par Paul font echo, parmi d'autres, les refus d'un Pierre de Celle : « les philosophes tissent des toiles d'arai- gnees », d'un Bernard de Clairvaux : « leur chef est Behemoth » 2• 2. PIERRE DE CELLE, L'Ecole du cloitre, ed. et trad. Gerard DE MARTEL, Paris, Cerf (« Sources chretiennes », 240), 1977, p. 176 et suiv. ; BERNARD DE CLAIRVAUX, 8, Sermon sur le Cantique des Cantiques. J. JOLIVET: EMERGENCES DE LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE 383 Soit. Mais cette vue des choses ne nous instruit guere sur leur histoire, et Si l'on veut comparer les contenus spirituels il vaut mieux ne pas les prendre tell que les presentent ceux qui en ont vecu le plus intensement les differences : on ne relevera sinon qu'oppositions, ou du moins incom- munication. Au surplus, tous les Medievaux n'ont pas pane sur le meme ton que les mystiques qu'on vient d'entendre : ä Poppose on peut citer, en ce meme xii' siècle, Adelard de Bath, qui developpe en pur philoso- phe et en pur physicien ses Questions naturelles 3, et Bernard Silvestre, dont la Cosmographia offre une cosmogonie et une cosmologie oü les elements chretiens apparaissent ä peine ; et encore, ä partir du xiii' sie -cle, le courant averroiste, dont l'histoire est celle d'un progres continu vers l'incroyance. Entre ces extremes, on reperera l'aristotelisme des sco- lastiques classiques 4, et, situe differemment, Pierre Abelard qui, medi- tant sur les trois personnages pauliniens : le Gentil, le Juif, le Chretien, voire les mettant en scene, rapproche le Philosophe du Chretien autant qu'il est possible et du texte meme de Paul tire une apologie des philoso- phes 5. Ces gens ne se sentaient done pas si etrangers aux philosophes antiques, tout en mesurant differemment l'intervalle qui les en separait ; sauf parti pris, ce ne sont pas des temoins qu'on puisse recuser. Mais encore, si Aristote reste loin de Paul, comme le dit, precisement, Abe- lard lui-meme, Epicure, les Cyniques, sont-ils proches de Platon ? Si l'on compare deux ä deux les religiosites platonicienne, epicurienne, chretienne, entre lesquelles mettra-t-on la plus grande distance ? Une fois admis cependant que les contenus spirituels, pour autant qu'on en peut degager 1'essence, isolent finalement chaque philosophie dans sa sphere, il faut ajouter qu'inversement l'histoire les fait communiquer. On en trouvera la meilleure preuve peut-etre en examinant un theme dont E. Gilson fait le point original et indepassable de la pensee medievale latine : la distinction de 1'etre et de 1'etant, inspiree ou mieux revelee par 1'enonce meme du Nom divin entendu par Moise (Exode, 3, 14) et for- mulee philosophiquement par Thomas d'Aquin — « ce pur Exister que saint Thomas philosophe rencontrait au terme de la metaphysique [et que] saint Thomas theologien... rencontrait aussi dans l'Ecriture » 6, condui- sant ainsi « la philosophie dans ses voies nouvelles » 7 ; car, dit encore 3. Jean JouvET, « Adelard de Bath ou Ia nature sans le Livre », Mélanges Rene Cro- zet, Poitiers, Societe d'etudes medievales, 1966, p. 93-99. 4. Certes avec beaucoup de nuances ; mais on veut seulement noter ici, entre le christia- nisme et la philosophie, quelques accords, ou collusions, ou manages forces, comme cha- cun pourra dire ä son gre, et d'abord selon les cas. 5. Commentaire de l'Epttre aux Romains, PL 178, 802-805. 6. E. GILSON, Le Thomisme, Paris, Vrin, 5' ed., 1945, p. 136. 7. ID., L'Etre et !'Essence, Paris, Vrin, 1948, p. 84. 384 REVUE DE SYNTHESE: IV° S. NÖ' 3-4, JUILLET-DECEMBRE 1987 Gilson, « la jonction de la metaphysique de 1'etre et de la theologie de 1'Exode a mis des siecles ä s'operer » 8. Dans la mesure oü 1'eminent his- torien suggere que saint Thomas a fait faire ici ä la philosophie un saut qualitatif, tout en marquant ce qui dans les siecles anterieurs pouvait pre- parer cet evenement doctrinal, il considere que c'etait bien en soi une nouveaute. Nous voudrions ici marquer seulement un point qui concern notre recherche. Reconnaissons d'abord ce qui n'est pas niable : I'impor- tance, dans l'histoire de la philosophie, de la distinction entre 1'etre et 1'etant, et correlativement entre l'essence et 1'existence, et sa presence ecla- tante dans 1'oeuvre d'un penseur medieval, Thomas d'Aquin. Mais si Pon veut en faire une maniere de difference specifique qui caracteriserait la philosophie du Moyen Age chretien, ou encore un propre qui donc n'appartiendrait singulierement qu'ä elle, on est conduit a des consequen- ces historiques etranges. Il faut en premier lieu revoir la reference ä 1'Exode, en notant les diverses uploads/Philosophie/ jolivet1987-article-emergencesdelaphilosophieaumoy-pdf.pdf

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