LA MODERNITÉ : CRISE D'ADOLESCENCE DE L'HUMANITÉ ? Frédéric Guillaud Vrin | « L

LA MODERNITÉ : CRISE D'ADOLESCENCE DE L'HUMANITÉ ? Frédéric Guillaud Vrin | « Le Philosophoire » 2005/2 n° 25 | pages 77 à 88 ISSN 1283-7091 ISBN 9782353380268 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-77.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Frédéric Guillaud, « La modernité : crise d'adolescence de l'humanité ? », Le Philosophoire 2005/2 (n° 25), p. 77-88. DOI 10.3917/phoir.025.0077 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. 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Et pour une raison simple : la modernité n’est pas en crise, elle est une crise : la crise d’adolescence de l’humanité. Et s’il est nécessaire de faire sa crise d’adolescence, il est également préférable d’en sortir un jour, pour devenir tant bien que mal un adulte. Tout le problème est de savoir quand. Selon les tempéraments, le spectacle de l’adolescence peut réjouir ou agacer : tant de vigueur et de liberté ; tant de niaiserie et d’illusion ! Il est normal que les parents souhaitent cette crise la plus courte possible, et pas très étonnant que les hommes d’ordre, même s’ils en reconnaissent la nécessité, aient tendance à trouver que la modernité a toujours « bien assez duré ». Auguste Comte au début du XIXème siècle estimait déjà que les temps modernes avaient fait leur temps, qu’il fallait passer à autre chose, à l’étape suivante. Et il n’était pas le seul. Deux cents ans plus tard, la Modernité tient toujours. Mais l’inquiétude est plus vive. En face de cette modernité tardive, comme en face d’un adolescent prolongé, la question est la même : où cela finira-t-il ? Du moins chez ceux qui ont encore le pouvoir et les moyens d’éprouver quelque chose comme de l’inquiétude. Car la Modernité n’a pas chômé pendant ces deux siècles. Dans son œuvre d’émancipation progressive à l’égard des « contraintes » qui pèsent sur l’humanité, elle semble désormais s’attaquer à la dernière distinction naturelle qui subsistait : la différence entre les âges. Du coup, il se pourrait que l’ultime conquête de la modernité – cette adolescence de l’humanité – soit de nous faire tous retourner d’où nous venons : en enfance1. Comment expliquer cette évolution ? Comment en sommes-nous arrivés à ce point ? Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de défricher le terrain et de définir nos termes. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.213.64.35 - 24/07/2017 16h54. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.213.64.35 - 24/07/2017 16h54. © Vrin 78 La Modernité La modernité c’est d’abord, dans le langage technique des historiens, une époque, les « Temps Modernes » (1492-1789), dont nous sommes sortis depuis bien longtemps pour entrer dans le « monde contemporain » ; mais c’est aussi, pour les philosophes, un mouvement général qui emporte la civilisation occidentale tout entière – mouvement matériel, religieux, philosophique, anthropologique – et que l’on résume par des mots comme « Emancipation », « Progrès », « Autonomie », « Lumières » ; ainsi le monde de la Modernité s’opposerait au monde de la Tradition, comme la Liberté s’oppose à l’Autorité, la Stabilité au Changement. Cette opposition se reflète dans tous les domaines de l’activité humaine : Anciens contre Modernes en littérature, Autoritaires contre Libéraux en politique, Modernistes contre Traditionalistes en religion. Conçue en ce sens, la Modernité n’est pas d’abord une époque, mais un « esprit », un ensemble organique de principes qui agissent dans le temps (libre examen, individualisme, immanence). S’il y a des Temps Modernes, c’est parce que la modernité agit. Ces principes sont causes du mouvement historique, et l’on pourrait distinguer différentes vagues successives, qui marqueraient un approfondissement, une intensification, une progression de leur application (la Réforme, la Révolution, le Romantisme, pour parler comme Maurras). De telle sorte que l’idée même de tradition disparaît, puisque tout ce qui vient à paraître est saisi comme une étape à dépasser. Ce qui hier était moderne apparaîtra demain comme devant être brûlé. Les Modernes, comme disait Swift, sont des araignées, qui tirent tout d’elles-mêmes pour tisser leur toile ; tandis que les Anciens sont des abeilles, qui font leur miel des fleurs de la tradition. Selon cette façon de voir cependant, le critère pour savoir si quelque chose est « moderne » n’est pas sa date d’apparition dans l’existence, mais sa conformité aux principes actifs de la modernité (le « moderne » serait ainsi susceptible de plus et de moins). Ainsi peut-on fort bien concevoir des nouveautés anti-modernes, des innovations réactionnaires (que d’un point de vue moderne on décrira comme des « régressions », et d’un point de vue traditionaliste comme des « restaurations » qui « renouent la chaîne des temps », pour parler comme Louis XVIII)2. Mais comme, de manière globale, la progression des idées modernes a suivi le cours du temps, l’ambiguïté n’est jamais vraiment levée. On continue de penser spontanément que le temps et la modernité marchent ensemble et que le plus récent est aussi le plus moderne (donc le plus mauvais, ou le meilleur selon les points de vue). Dérivée de cette dernière approximation, vient l’idée la plus courante, la moins élaborée – celle disons qu’on trouve à la télévision – selon laquelle la modernité c’est ce qui vient d’arriver. Et comme notre monde se veut moderne, on valorisera spontanément toute innovation. Cette valorisation est inséparable d’une certaine manière de vivre et de penser, qui, sans considérer le fond, affectionne le changement pour lui-même, le mouvement, l’innovation permanente. La question dès lors n’est même plus de savoir si le changement nous conduit vers quelque chose de plus conforme aux principes de la modernité (la liberté individuelle par Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.213.64.35 - 24/07/2017 16h54. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.213.64.35 - 24/07/2017 16h54. © Vrin 79 La Modernité : crise d’adolescence de l’humanité ? exemple), ou si elle nous en éloigne (par une forme de régression contraire à la liberté individuelle) car l’essentiel est que « ça bouge ». Qui n’a un jour entendu fuser le catégorique « c’est moderne ! », « c’est le sens de l’histoire ! », censé mettre fin à la discussion – indépendamment de tout argument de fond ? Avec cette ambiguïté indépassable, qui fait que l’on ne sait jamais très bien si c’est moderne parce que cela vient de paraître, ou si cela vient de paraître parce que c’est moderne. D’où les disputes purement verbales entre ceux qui, défendant des positions diamétralement opposées, se prétendent plus modernes l’un que l’autre – et s’accusent réciproquement d’être « ringards », « conservateurs » ou « rétrogrades »3. Que de telles parades puissent être efficaces prouve le prestige formidable de l’idée de modernité dans les esprits. A ce stade de confusion, qui est l’état normal de l’opinion, les mots n’ont plus grand sens, et l’adjectif « moderne » pourrait tout simplement être remplacé par « bon » ou « bien ». On y gagnerait, car on serait ainsi forcé de défendre sur le fond son propre point de vue, de l’argumenter, sans utiliser l’arme d’intimidation massive de la « modernité ». Une chose est sûre : pour qui veut réfléchir un peu, les considérations purement temporelles – les démons affrontés du misonéisme et de la “chronolâtrie” - ne présentent aucun intérêt. Il faut toujours en venir à un jugement sur le fond. Sauf à opter, en une sorte de suicide de la raison, à un historicisme pur et dur, qui approuve tout ce qui vient, parce que cela vient. *** Mais repartons de la définition historique de la modernité. Plusieurs dates se disputent le privilège de commencer l’ère moderne. La chute de l’Empire romain d’Orient (1453), la découverte de l’Amérique (1492), le coup d’éclat de Luther à Wittenberg (1517) ou bien encore l’utilisation de la lunette astronomique par Galilée (1609)4. Chacune a son droit ; l’essentiel est de comprendre la signification de cette coupure : l’ère moderne, c’est la sortie du Moyen-Âge, c’est-à-dire : la fin, symbolique, d’une certaine forme de la Chrétienté (1453), la prise de possession de la totalité de la Terre uploads/Philosophie/ la-modernite-comme-crise-d-x27-adolescence-de-l-x27-humanite.pdf

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