La nature n’a plus de contraire Par Claire Larroque La modernité s’est construi

La nature n’a plus de contraire Par Claire Larroque La modernité s’est construite sur l’idée d’un partage fondamental entre la nature et la culture, entre les humains et les non-humains, entre le monde et l’esprit. Ces distinctions, comme le montre un ouvrage collectif et interdisciplinaire, n’ont désormais plus cours. À propos de : Les Natures en question, sous la direction de Philippe Descola, Paris, Éditions Odile Jacob, octobre 2018, 336 p., 26,90 €. La nature revêt une multiplicité de significations : espaces ayant échappés à l’anthropisation, êtres dépourvus de conscience et de langage, principe d’existence et d’identité d’un organisme ou encore domaine de régularités indépendant des actions humaines. De ce fait, la nature a longtemps formé le pôle principal d’une série d’oppositions conceptuelles constitutive de la pensée européenne : nature/culture, nature/art, nature/esprit, nature/surnature, nature/histoire. Or, « toutes ces acceptions contrastives qui donnaient à la nature sa mystérieuse unité » (Introduction, p. 8) ont été remises en cause ces dernières décennies par de nombreuses études qui ont alors contribué à jeter un doute sur la pertinence et la généralité de ces catégories. C'est le « grand partage » entre nature et culture, où la première signifiait une régularité nomologique universelle et la seconde une contingence des usages du monde, qui disparaît. Si, dès lors, « la nature n’est plus ce qu’elle était » (p. 7), comment la définir ? Qu’en est- il de l’idée de « nature » aujourd’hui ? L’effritement des limites de la nature est-il total ou persiste-t-il certaines discontinuités fondamentales entre humains et non-humains ? Dirigé par Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Anthropologie de la nature, Les natures en question est un ouvrage qui réunit des contributions issues du colloque de rentrée au Collège de France en octobre 2017. Mêlant les sciences de la matière et de la vie, la philosophie, les sciences sociales et les humanités, ce volume propose une réflexion interdisciplinaire, exigeante et érudite, sur de multiples questions soulevées par les brouillages de frontières entre déterminations naturelles et déterminations humaines. Les 2 contributions tentent d’éclairer, depuis leur discipline propre, « les rapports complexes entre les phénomènes physiques et la manière dont les humains agissent sur eux, subissent leur influence et se les représentent » (Introduction, p. 12). L’émergence de la notion singulière de nature dans la pensée européenne Dans la logique de l’idéalisme bouddhique, « le monde-réceptacle ne saurait être qu’une projection de l’esprit humain » (Jean-Noël Robert, « L’éveil de la nature dans le bouddhisme sino-japonais : comment plantes et pierres deviennent bouddhas », p. 43). La relation entre les deux mondes, l’animé et l’inanimé, le monde de l’esprit et son décor ne sont que deux facettes d’une même réalité. L’animation des non-humains dans le bouddhisme japonais ne permet donc pas de tracer des frontières stables entre le monde spirituel, le monde matériel et le monde humain. Cette idée de la nature semble assez éloignée du concept grec de phusis qui désigne un domaine de régularités indépendant des actions humaines. De même, les Chinois anciens n’avaient pas de concept équivalent à celui de « nature » ou de phusis, mais la régularité des phénomènes était cependant appréhendée. L’étude de la nature était segmentée en spécialités particulières et jamais conçue, comme en Grèce, sous les espèces d’un domaine d’enquête englobant1. L’historien des sciences de l’Antiquité, Geoffrey Lloyd, se demande alors si le concept de phusis, en instaurant une démarcation avec le monde humain2, n’amorce pas une montée en puissance de l’ « ontologie naturaliste », contredisant alors par son analyse les schèmes ontologiques établis par Philippe Descola3. En effet, le naturalisme est, selon la classification de ce dernier, l'ontologie, caractéristique de l’Europe moderne et contemporaine, qui sépare ce qui relève de l’humain de ce qui relève de l’animal, établit une séparation radicale entre nature et culture, consistant alors à faire de la nature un objet autonome que l’humain peut maîtriser et posséder. 1 « Les experts chinois dans les différentes disciplines ont bien sûr revendiqué leurs connaissances avancées : pas en tant qu’experts de la « nature » en tant que telle, mais plutôt de l’étude des structures célestes (tian wen) d’une part, des mathématiques (shu shu) d’autre part, ou encore de l’agriculture », Geoffrey Lloyd, « Phusis/natura/nature : origines et ambivalences », p. 24 2 « Après tout, les Grecs avaient anticipé l’idée qu’il n’existe qu’une seule matière, ou des matières, dont toutes choses sont composées. », Geoffrey Lloyd, p. 30. 3 Les travaux en anthropologie de Philippe Descola consistent à repérer, à travers le monde, les conceptions radicalement différentes que les peuples ont pu se forger des rapports entre les humains et la nature (des ontologies), et à tenter d'en établir une classification. De celle-ci émergent quatre catégories : le naturalisme, l’animisme, le totémisme et l’analogisme. Pour P. Descola, les Grecs anciens adoptent un système analogiste où la physicalité et l’intériorité sont discontinues d’une créature à l’autre mais liées à des réseaux d’analogies et de correspondances. À la différence, ce qui caractérise le naturalisme, c’est l’hypothèse que la physicalité est continue entre les humains et les animaux (nous sommes fait du même matériau), alors que l’intériorité est discontinue (seuls les êtres humains ont une culture), Voir P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 3 Selon l’historien Etienne Anheim, l’émergence de cette ontologie naturaliste occidentale (ou mouvement de naturalisation de l’Occident) s’opère de façon évidente au Moyen-Âge. Formes d’exploitation agricole très organisées, édification de digues, politique d’aménagement hydraulique, développement des mines et des carrières, l’historien rappelle que « les progrès de l’archéologie de l’environnement depuis trois décennies (…) ont permis de montrer l’anthropisation précoce des milieux de l’Europe médiévale » (« Les métamorphoses de la nature dans l’Europe de la fin du Moyen-Âge », p. 55). Pour autant, loin d’une lecture simpliste4, l’historien montre bien que ce rapport au monde n’engendre pas directement le nôtre, à savoir un monde autonome, objet de domination et d’exploitation pour l’homme : « sinon comment expliquer que ce monde naturel n’existe pas dans l’iconographie ni dans les descriptions littéraires, et qu’il ne connaisse même pas de désignation lexicale ? ». Une analyse minutieuse des écrits de cette époque permet, selon lui, d’élaborer une connaissance réflexive à partir du rapport vernaculaire d’une communauté à son milieu afin de saisir au plus près la mise en place progressive de l’ontologie naturaliste dans monde européen. Par exemple, l’enquête par circonscriptions administratives 5 , organisée par le comte de Provence, dans les années 1330, pour faire état de ses droits et de ses possessions contribue à « la construction de terroirs de papier » qui représentent alors une forme objectivée de l’environnement. Ces dispositifs, disséminés partout au sein de la société médiévale, en une multitude de mécanismes locaux, façonnent progressivement les rapports entre humains et non- humains et sont de précieux éléments pour comprendre le mouvement de naturalisation de l’Occident qui, loin de s’achever avec la révolution scientifique du XVIIe siècle se poursuit avec elle. Si l’utopie baconienne de la maîtrise et de la domination de la nature commence à se réaliser à cette époque, le nouveau régime naturaliste cohabite longtemps avec d’autres ontologies en Europe comme l’analogisme6 ou l’animisme7 : « le régime animiste s’accommode des pratiques naturalistes […] Les pierres précieuses fascinent les cours européennes. Considérées à la fois comme objets de luxe et comme objets d’études minéralogiques on prêtait aux diamants des vertus médicinales dues à leur évaporation par l’action du soleil ou du feu. Exemple assez probant de la continuation d’une tradition alchimique tard dans le XVIIIe siècle » (ibid.). Ainsi, 4 Évoquant le fameux article de Lynn White sur les origines chrétiennes de la crise écologique moderne, l’auteur critique une lecture simpliste qui consiste à envisager que la société chrétienne médiévale aurait porté dès l’origine l’embryon d’une naturalisation moderne, « à laquelle elle aurait donné naissance par une évolution linéaire, détachant progressivement l’homme d’un rapport primitif à une nature sauvage et originelle », Ibid., p. 52-53. 5 Enquête qui consiste à ce que les habitants dépendant du comte se présentent, en déclarant les terres qu’ils exploitent, qu’il s’agisse de champs de blé, de vigne ou de prés pour l’élevage, ainsi, chaque parcelle est alors « localisée décrite, avec son type de culture et le type de redevance qui pèse sur elle, à l’aide des mesures et de toponymes », Ibid., p. 56. 6 L’analogisme, d’après la classification de Ph. Descola, se fonde sur une discontinuité entre les intériorités et les physicalités, humains comme non humains sont divisés dans différentes catégories, tant du point de vue mental que physique. De ce fait, la pensée savante s’efforce de reconstituer un ordre, une cohérence, à travers notamment des similitudes et des hiérarchisations. 7 L’animisme conçoit une ressemblance des intériorités et une différence des physicalités entre humains et non- humains (animaux, végétaux, esprits, objets). Les animaux, les plantes ont donc la même intériorité (émotions, conscience, désirs, mémoire, aptitude à communiquer...) que les humains, ils ne s'en distinguent que par leurs corps et uploads/Philosophie/ la-nature-n-a-plus-de-contraire.pdf

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