1 Ce texte a paru dans in R. Klibansky et J. Boulad-Ayoub (dirs.), La pensée ph

1 Ce texte a paru dans in R. Klibansky et J. Boulad-Ayoub (dirs.), La pensée philosophique d’expression française au Canada, Le rayonnement du Québec, Québec-Paris, Presses de l’Université Laval-Vrin, 1998, p. 361-422. LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES - COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE Robert Nadeau Département de philosophie Université du Québec à Montréal LIMINAIRE Il est incontestable qu’au Québec, à la fin des années soixante, la philosophie comme discipline universitaire a déjà commencé de subir de très profondes modifications: il n’est sans doute pas trop fort de parler ici d’une transmutation radicale affectant aussi bien les sous- domaines de recherche, que les problématiques qu’on y explore et les approches qu’on y emprunte. Cette transmutation, il importe de le rappeler, se produit au moment où les systèmes universitaires français, américain mais aussi québécois sont en totale effervescence sinon en pleine crise, en proie aux critiques, aux contestations étudiantes. Les revendications étudiantes de cette époque fort agitée avaient trait à la nature de la formation universitaire et donc à l’orientation des programmes d’études, à l’absolue nécessité de la co-gestion universitaire, et, au- delà, à la place des étudiants dans la société globale et à leur avenir — voire à la nature du pouvoir en général, qu’il soit de nature économique, politique ou culturelle. C’est dans ce contexte trouble que naît en 1969 l’Université du Québec. La constituante montréalaise de ce réseau universitaire d’état voit émerger un nouveau département de philosophie universitaire qui, dès 1970, axe ses interventions, aussi bien dans les enseignements que dans les recherches de ses quelques quinze ou seize professeurs, sur des questions de philosophie éminemment contemporaine, articulant l’analyse du pouvoir sur celle du savoir, articulant, qui plus est, les perspectives dites « continentales » (phénoménologie, structuralisme, métaphysique, herméneutique) aux points de vue dits « analytiques » (philosophie du langage, logique formelle, philosophie des sciences). Le renouvellement radical de la philosophie d’expression française au Canada est amorcé: exit le néo-thomisme. Il n’est certainement pas trop fort de considérer qu’à l’époque se fait jour au Québec en fait une « coupure épistémologique », au sens où Althusser, un penseur auquel tout le monde en philosophie et en sciences humaines et sociales aimait bien se référer à tout le moins au début de cette période, en lisait une dans Le Capital. Que cette coupure 2 épistémologique ait amené, ou qu’elle ait été provoquée par l’émergence de l’épistémologie elle- même, à savoir le domaine de préoccupation philosophique qui deviendra progressivement dominant au cours des deux décennies qui suivirent, ne fait qu’ajouter à la pertinence de placer la présente chronique sous ce titre. En effet, un des domaines où la recherche philosophique a considérablement progressé dans notre milieu au cours de la période qui commence au début des années soixante-dix est incontestablement celui de l’épistémologie. À la théorie de la connaissance ordinaire, qu’on appelle aussi « gnoséologie » et qui constituait certainement l’un des domaines importants de la philosophie néo-thomiste avec la morale, la métaphysique et la théodicée, se substitue peu à peu une analyse philosophique des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales. Par contraste avec la gnoséologie, l’épistémologie est envisagée comme une réflexion centrée sur la nature et la validité de la connaissance scientifique dans tous les champs de la recherche. Telle qu’on la développe alors dans notre milieu institutionnel, l’épistémologie prend modèle aussi bien sur les paradigmes français (Duhem, Koyré, Bachelard, Foucault, Canguilhem, Althusser) que sur les paradigmes appartenant plutôt à la tradition de la philosophie analytique d’obédience anglo-américaine (Moore, Russell, Wittgenstein, Ayer, Carnap, Popper, Kuhn, Lakatos, Quine, Feyerabend, Laudan, van Fraassen). Ainsi, l’épistémologie pratiquée ici se veut aussi bien une analyse formelle de la science, envisageant d’un point de vue synchronique diverses structures théoriques pour en percer à jour la nature ou en vérifier le bien-fondé, qu’une analyse socio- historique de la science envisageant diachroniquement la constitution de divers savoirs disciplinaires pour en expliquer la genèse et en comprendre l’évolution. Les travaux épistémologiques qui voient le jour à cette époque portent attention en particulier aux processus de constitution des objets de la connaissance scientifique, à la formation et à la transformation des concepts, des modèles et des représentations dans certaines disciplines cibles, à la structure et à la fonction des théories qui se trouvent articulées dans divers champs de recherche, aux modes de raisonnement typique ou singuliers qu’on y trouve et, enfin, aux procédures méthodologiques de mise à l’épreuve des explications qu’on y avance. Dans les pages qui suivent, je m’attarderai à décrire sommairement la contribution de chercheurs qui ont contribué de manière importante au cours du dernier quart de siècle à faire 3 progresser la situation dans ce domaine de la philosophie. Sans passer sous silence le fait que tous les chercheurs dont il sera question dans ce chapitre ont contribué à des secteurs multiples et divers de l’épistémologie, voire également à d’autres secteurs de la recherche philosophique dont il est rendu compte dans d’autres chapitres du présent ouvrage, il m’a paru intéressant de mettre en relief dans chaque cas de figure considéré un axe principal de recherche, ou à tout le moins un secteur de l’épistémologie dans lequel la contribution de chacun a été plus remarquable. C’est pourquoi ma présentation sera divisée en trois sections distinctes, bien que cette division soit quelque peu artificielle en contexte et qu’elle ne soit adoptée ici que par stratégie d’exposé. Deux remarques s’imposent cependant d’emblée avant de procéder. J’aimerais d’abord signaler que j'ai accepté la responsabilité de préparer le présent chapitre en tenant pour acquis au départ que d’autres articles contibueraient eux aussi à jeter de l’éclairage sur des dimensions de la recherche philosophique liées à l’épistémologie mais qui ne seront pas prises en compte par moi ici, comme la philosophie du langage, la logique, la philosophie des mathématiques, la phénoménologie, l’herméneutique et la philosophie de l’action. Il était convenu, en effet, que je limiterais mon propos à l’épistémologie générale (première section), à l’épistémologie des sciences de la nature (deuxième section) ainsi qu’à l’épistémologie des sciences humaines et sociales (troisième secion). Je me dois de signaler, en second lieu, que l’information et la documentation sur laquelle se base le présent article m’a été fournie par les chercheurs eux- mêmes. Pratiquement toutes les personnes ayant fait une contribution relativement importante dans les domaines précités au cours de la prériode concernée ont été approchés, et presque tous ont répondu favorablement à ma demande de collaboration. Il est important de dire que l’articulation du présent chapitre est précisément fonction de l’information qui fut effectivement mise à ma disposition par eux: c’est dire, d’une part, que l’analyse ici présentée n’a aucune prétention à l’exhaustivité puisqu’elle est forcément sélective et que, d’autre part, des remerciements sont dus d’emblée aux chercheurs qui ont accepté de m’aider à rédiger cette chronique. Grâce leur en soit rendue d’entrée de jeu. Dans chacune des trois divisions adoptées ici, je procéderai uniformément: je tenterai de montrer en quoi chacun des auteurs retenus constitue une sorte de cas de figure exemplaire dans son domaine de recherche propre. S’il est vrai, comme je l’ai déjà signalé, que cette façon de 4 procéder ne saurait faire justice à toutes les dimensions du travail philosophique de chacun, par contre, elle permet de mettre en relief ce qui fait l’originalité et la spécificité de chacune des perspectives. Pour donner suite à ce qui semblera être une sorte de brève incursion dans l’univers philosophique de chacun de ces chercheurs et compléter le parcours si désiré, le lecteur trouvera en fin de texte, pour chaque auteur considéré, une liste des principales publications auxquelles ma présentation, destinée à demeurer par trop sommaire, aura fait référence ou du moins allusion. 1. ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉRALE 1.1 NORMAND LACHARITÉ: L’APPROCHE SYSTÉMISTE La contribution de Normand Lacharité a ceci d’original qu’elle veut en quelque sorte redéployer la problématique traditionnelle de l’épistémologie conçue comme théorie générale de la connaissance scientifique en utilisant toutes les ressources conceptuelles et théoriques de l’approche systémiste. C’est pourquoi l’on trouve dans les travaux de cet auteur un souci constant de promouvoir l’idée que la différenciation des discours sur la philosophie des sciences, sur la science elle-même et sur certains objets des sciences humaines est due, du moins dans les cas étudiés, à des différences légitimes dans la manière de découper les objets de ces discours. Cette idée est utilisée plus ou moins explicitement pour faire contrepoids aux tendances qui consistent à présenter la différenciation des mêmes discours comme due à des choix entre positions théoriques incompatibles entre elles. Comme le fait bien apercevoir Lacharité, le chercheur animé par la première idée décrit les débats théoriques au niveau des problématiques en présence et cherche à montrer qu’il existe des structures conceptuelles capables d’établir entre ces positions une relation d’articulation plutôt qu’une relation d’incompatibilité; le chercheur animé par la deuxième idée décrit les débats théoriques au niveau de leurs thèses et tente de montrer que les thèses respectives des protagonistes sont dans le rapport thèse/antithèse. La première idée inspire ce que Lacharité appelle un souci de médiation, la seconde ce qu’il nomme un uploads/Philosophie/ la-philo-des-sciences-au-quebec.pdf

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