Revue des Études Grecques La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre Paul Kucha
Revue des Études Grecques La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre Paul Kucharski Résumé Dans le Gorgias comme dans le Phèdre, la rhétorique est l'objet d'une discussion et d'un examen rigoureux. Mais, si l'attitude de Platon à l'égard de l'art oratoire et les critiques par lui formulées à son endroit dans ces deux dialogues présentent une analogie très frappante, on peut relever aussi des différences notables. Alors que dans le Gorgias on ne rencontre, en ce qui concerne la science ou les connaissances que doit avoir l'orateur, aucune trace de la doctrine des Idées, on constate que, dans le Phèdre, tout ce qui a trait à ce sujet suppose au contraire cette doctrine et témoigne, en outre, du progrès de la pensée de Platon dans l'élaboration de nouvelles méthodes du savoir. Quant aux ressemblances, Platon montre, ici et là, que la rhétorique peut devenir un art véritable en s'assimilant à la médecine ; et à cet égard, il est remarquable que la « méthode d'Hippocrate » dans le Phèdre ne diffère pas essentiellement de celle qui est présentée dans le Gorgias 500e-501a. Citer ce document / Cite this document : Kucharski Paul. La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre. In: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353, Juillet-décembre 1961. pp. 371-406; doi : 10.3406/reg.1961.3669 http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1961_num_74_351_3669 Document généré le 26/05/2016 LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHÈDRE Suivant une ancienne tradition, le Gorgias nous est présenté quelquefois, en sous-titre, comme dialogue sur la rhétorique (ή περί ρητορικής), le Phèdre, comme ayant pour objet le Beau (ή περί καλού) ; mais, s'il est manifeste que la réflexion sur la nature de la rhétorique se trouve dans le Gorgias au point de départ de l'entretien, et qu'elle y tient beaucoup de place, sans en constituer pour autant le principal thème, il n'en est pas moins aisé de se rendre compte que, dans le Phèdre, comme le dit Robin, « Platon n'a pas attendu d'être plus qu'au milieu de son dialogue pour signifier que l'enseignement de la rhétorique en est l'objet immédiat» (1). En effet, dans ces deux ouvrages, l'art oratoire tel qu'on le concevait et le pratiquait à l'époque, c'est-à-dire au commencement du ive siècle, est examiné à différents points de vue, le problème étant surtout de savoir quels en sont les caractères essentiels et à quelles conditions il peut devenir un « art » (τέχνη) véritable. Leur lecture, même superficielle, suffit d'ailleurs pour faire apercevoir que les questions débattues se répondent, qu'elles offrent une étroite analogie et se ramènent, selon l'expression aujourd'hui en vogue, à une même « problématique ». Ainsi il peut y avoir intérêt à comparer ce que ces dialogues nous apprennent sur la conception platonicienne de la rhétorique, une telle étude paraissant aussi de nature à nous faire connaître davantage l'évolution et les sources de la pensée de Platon. D'après les résultats des laborieuses recherches sur la chronologie des dialogues, généralement admis de nos jours, le Phèdre et le Gorgias seraient séparés par un espace de temps appré- (1) Notice du Phèdre. Coll. Budé, 1933, pp. xxvu-xxvm. REG, LXXIV, 1961, noa 351-353. 3—1 372 P. KUCHARSKI ciable : le Gorgias (1), on le situe avant le Banquet, le Phédon et la République, alors que le Phèdre, dont le rang dans la série des dialogues avait donné lieu à de multiples controverses, est placé aujourd'hui communément après la République. En examinant donc les vues de Platon sur la rhétorique — sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle doit être — formulées à deux étapes de sa spéculation, on peut espérer découvrir quelques indices sur la route parcourue par le philosophe, voir de près de quelles nuances s'enrichissent les mêmes concepts quand ils passent dans un autre contexte d'idées, et être en mesure d'éclairer la signification des difïérences et des analogies ainsi relevées. I Nous commencerons par rappeler les principaux traits de la conception platonicienne de l'art oratoire, qui se dégagent de la critique même à laquelle Socrate soumet, dans le Gorgias (2), celle que s'en font les maîtres de rhétorique et les sophistes. Gomme on se souvient, sa conversation avec Gorgias, qui forme la première partie du dialogue (448 rf-461 b) et qui se poursuit « dialectique- ment » (διαλέγεσθαι, 448 d et 449 b ; cf. Prol. 336 b c), c'est-à-dire sous forme de questions et de réponses brèves, a pour but de définir (1) Pour la chronologie du Gorgias, voir l'introduction de Dodds à l'édition de ce dialogue (Plato's Gorgias, A Revised Text with Introduction and Commentary by Ε. R. Dodds, Oxford, 1959) pp. 18-30. En indiquant tous les arguments en faveur d'une date tardive parmi les dialogues constituant le premier groupe, il dit entre autres : « The Gorgias seems also to foreshadow a number of other doctrines which are absent from all or most of the other early dialogues but are characteristic of Plato's mature thought. Such are the distinction between επιστήμη and δόξα, which appears at 454 c-455 a. as a distinction between επιστήμη and πίστις ;... and the theory of Forms, of which we may detect the germ (but I think only the germ) at 503 e » (p. 20-21). A la dernière ligne se rattache une note qu'il est utile de reproduire ici : « The use of παρουσία παρεϊναι) at 497 e, 498 d, 506 d, and of μετέχειν at 467 e, proves nothing. 503 e is much more striking, because of its close resemblance to Crat. 389 a-c and Hep. 596 b... But we need not, and probably should not, take it as implying that the theory was fully developed in Plato's mind when he wrote the Gorgias. Lutoslawski was probably right in saying that 'the Gorgias contains, not vestiges, but germs of the theory' [Origin and Growth of Plato's Logic. 217). » (2) Nous nous sommes servi principalement de l'édition du Gorgias qui fait partie de la Collection Budé, c'est-à-dire du texte établi et traduit par Alfred Croiset. LA RHÉTORIQUE DANS LE GOBGIAS ET LE PHEDHE 373 l'objet et les caractères distinctifs de la rhétorique (τίς ή δύναμις της τέχνης του ανδρός, 447 c) (1). Gorgias la définit en tout premier lieu comme « art des discours » (τέχνη ... περί λόγους, 450 c) ; mais comme il y a aussi d'autres arts dont le propre est d'avoir pour instrument la parole, il est invité par Socrate à préciser sa définition en disant « quelle est parmi toutes les choses existantes celle qui forme le sujet des discours ressortissant à l'art oratoire » (τί έστι τοΰτο των όντων, περί οδ οΰτοι οι λόγοι εισίν οίς ή ρητορική χρήται, 451 d). Une fois encore la réponse de Gorgias laisse à désirer : « Ce sont les plus grandes et les meilleures entre les choses humaines », déclare-t-il (ibid.) ; mais, pressé par les questions que lui pose Socrate, il s'explique : d'après lui, la rhétorique « donne à qui la possède la liberté pour lui-même et la domination sur les autres dans sa patrie » (452 d). Et ce qu'il a en vue, c'est, comme il le dit, « le pouvoir de persuader par le discours les juges au tribunal, les sénateurs au Conseil, le peuple dans l'Assemblée du peuple et de même dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens » Το πείθειν εγωγ' οιόν τ' είναι τοις λόγοις και εν δικαστηρίω δικαστας..., κτλ. (452 d e). Ces explications complémentaires, Socrate les résume dans une formule claire et concise : tout cela revient à dire que « la rhétorique est une ouvrière de persuasion » (πειθούς δημιουργός, 453 α). Mais, pour sa part, il ne s'en contente pas. Gorgias étant d'avis que cette définition peut suffire (ίκανώς όρί- ζεσθαι, ibid.) (2), il s'applique à le détromper ; Gorgias devrait préciser encore ce qu'est au fond « cette persuasion produite par la rhétorique » et sur quoi elle porte (ή τίς ποτ' εστίν ην συ λέγεις και περί ώντινων πραγμάτων εστίν πειθώ, 453 b) (3). C'est qu'il y (1) A propos du mot δύναμις dans cette phrase, J. Souilhé remarque : « Le contexte montre que δύναμις désigne bien la propriété caractéristique de l'art, ce qui le spécifie ». Étude sur le terme ΔΥΝΑΜΙΣ dans les dialogues de Platon, Paris 1919, p. 79. (2) A noter ce verbe όρίζεσθαι employé pour désigner cette enquête sur l'essence de la rhétorique. Nous le retrouverons dans un contexte analogue dans le Phèdre (voir infra p. 393). (3) Ici Socrate explique pourquoi il tient tellement à une définition exacte de la îhétorique. « Ce n'est pas ta personne que j'envisage, dit-il à Gorgias, c'est notre discours lui-même que je voudrais voir avancer de manière à mettre en pleine lumière ce qui est son objet » (Ού σου ένεκα, άλλα του λόγου, 'ίνα οΰτω προ'ίγ) ως μάλιστ' αν ήμϊν καταφανές ποιοι περί ότου λέγεται, 453 c). Cf. 457 c 5-13. Ce thème, nous le verrons, est développé dans le Phèdre. 374 P. KUCHARSKI a d'autres « arts » encore uploads/Philosophie/ la-rhe-torique-dans-le-gorgias-et-le-phe-dre-kucharski.pdf
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- Publié le Oct 07, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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