47 Simone Delesalle (Paris) Grammaire générale, idéologie et grammaire français

47 Simone Delesalle (Paris) Grammaire générale, idéologie et grammaire française Jusqu’à la Révolution française, on dispose de deux types d’ouvrages traitant de la langue : ceux des grammairiens philosophes (à partir de la Grammaire de Port-Royal) et ceux des Remarqueurs (à partir de Vaugelas). Les deux sont d’ailleurs souvent mêlés, mais leurs principes sont différents en ce que les uns sont étroitement liés à la pensée et à la logique et les autres à la rhétorique, donc à la norme comme à l’esthétique du discours. (i) Par ailleurs, on peut noter une série d’ouvrages décrivant la langue française et son évolution, de Meigret jusqu’à d’Olivet en passant par Irson ou Chiflet. (ii) Ces grammaires sont destinées davantage aux étrangers qu’aux enfants, étant donné que l’apprentissage grammatical vise l’acquisition du latin. La position des auteurs de manuels grammaticaux, qu’il s’agisse d’une langue ou d’une autre, est en général modeste. À leurs yeux, la grammaire est une base nécessaire mais qu’il faut savoir dépasser. Lancelot l’indique clairement dans sa préface à sa Grammaire latine (1656) : « Cet ouvrage, quoique petit, comprend tout ce que l’on peut désirer dans un livre qui doit servir non seulement de fondement et d’entrée mais aussi d’un éclaircissement général à tous les autres [… le maître] en connaîtra bientôt l’utilité si en s’en servant il a soin de joindre, comme je l’ai déjà dit, la pratique et l’usage avec les règles, et de ne pas tellement retenir les enfants dans ces principes qu’il ne les fasse toujours aspirer à ce qu’il y a de plus grand. Car on ferait sans doute une faute égale, ou de ne vouloir passer par les règles et les principes de la grammaire, ou de vouloir demeurer toujours dans la grammaire. » Voilà une déclaration que l’on peut rapprocher de celle de l’abbé d’Olivet, un siècle plus tard (1793) : « Mon dessein se renfermait dans le grammatical. Mais la grammaire, quoiqu’elle soit d’une indispensable nécessité pour bien écrire, ne fera pas toute seule un bon écrivain. Pour bien écrire, il faut le concours de trois arts différents : la grammaire, la logique et la rhétorique. A la grammaire nous devons la pureté du discours ; à la logique, la justesse du discours ; à la rhétorique, l’embellissement du discours. » Lancelot et d’Olivet se situent là du côté des « grammatistes », dont le travail est à la fois nécessaire et limité : on retrouve ce partage des tâches dans l’organisation ultérieure des classes de l’enseignement secondaire : les classes de grammaire précèdent les classes de lettres, qui sont couronnées par la classe de rhétorique et la classe de philosophie. En même temps, à partir de la Grammaire générale et raisonnée, à laquelle le même Lancelot a collaboré, la Grammaire et la Logique se sont unies dans l’analyse du langage et 48 des langues, et les grammairiens sont devenus philosophes, comme le montre assez la préface de l’Encyclopédie : « Enfin, réduisant l’usage des mots en précepte, on a formé la grammaire, que l’on peut regarder comme une des branches de la logique. Eclairée par une métaphysique fine et déliée, elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer ces nuances par des signes différents, donne des règles pour faire de ces signes l’usage le plus avantageux, découvre souvent, par cet esprit philosophique qui remonte à la source de tout, les raisons du choix bizarre en apparence qui fait préférer un signe à un autre, et ne laisse enfin à ce caprice national qu’on appelle usage que ce qu’elle ne peut absolument lui ôter. » Cette vision de la grammaire philosophique est corroborée par d’autres textes de l’Encyclopédie, tels que l’article Grammairien, dans lequel on peut noter l’opposition entre grammairien et grammatiste : « Aujourd’hui on dit d’un homme de lettres qu’il est bon grammairien lorsqu’il s’est appliqué aux connaissances qui regardent l’art de parler et d’écrire correctement. Mais s’il ne connaît pas que la parole n’est que le signe de la pensée, que par conséquent l’art de parler suppose l’art de penser, en un mot s’il n’a pas cet esprit philosophique qui est l’instrument universel et sans lequel nul ouvrage ne peut être conduit à la perfection, il est à peine grammatiste. » En ce qui concerne l’analyse de l’énoncé, les grammairiens du XVIIIème siècle travaillent dans deux directions ; l’une qui suit la Grammaire Générale de Port-Royal en séparant le verbe être de tous les autres verbes, et l’autre qui met au contraire le verbe plein au centre de l’énoncé, mais le fait de manières très différentes (cf. les positions de Buffier, Condillac, Harris ou Girard). Dans les deux cas, on peut noter l’importance du lien entre pensée et langage et de l’articulation entre logique et grammaire. Ce lien et cette articulation se montrent très clairement dans l’article de l’Encyclopédie intitulé : Oraison et Discours (synonymes). « Ces deux mots en grammaire signifient également l’énonciation de la pensée par la parole ; c’est en quoi ils sont synonymes. Dans le discours on envisage surtout l’analogie et la ressemblance de l’énonciation avec la pensée énoncée. Dans l’oraison l’on fait plus attention à la matière physique de l’énonciation et aux signes vocaux qui y sont employés. [...] Le discours est donc plus intellectuel ; ses parties sont les mêmes que celles de la pensée, le sujet, l’attribut, et les divers compléments nécessaires aux vues de l’énonciation. Il est du ressort de la logique. L’oraison est plus matérielle ; ses parties sont les différentes espèces de mots, l’interjection, le nom, l’adjectif, le verbe, la préposition, l’adverbe, et la conjonction, que l’on nomme aussi les parties d’oraison. Elle suit les lois de la grammaire. » Dans cette séparation des domaines, tout paraît simple mais ne l’est pas, car les différents systèmes d’analyse font jouer ensemble le domaine de la catégorisation des mots et celui des fonctions en jeu dans la prédication et définissent leurs éléments en passant de l’un à l’autre. (iii) Ainsi, dans la Grammaire de Port-Royal, l’analyse de l’énoncé part des mots et va vers leur concaténation. Les mots sont classés en deux groupes selon leur « mode de signifier » : d’un côté les noms substantifs, les noms adjectifs et pronoms qui s’y agrègent (les objets de nos pensées), de l’autre le verbe substantif être auquel s’adjoignent les conjonctions 49 et les interjections (les manières de notre pensée). Le sens du processus monte donc du concept vers le jugement, qui consiste ainsi à unir deux concepts par la copule qu’est le verbe substantif. Claude Buffier, en 1709, définit lui aussi les parties du discours à partir de la prédication. Mais, contrairement à la perspective de Port-Royal, il part de l’énoncé pour aller vers ses éléments, et fait intervenir dans son analyse la notion d’interlocution et d’acte de parole : « Dans tout ce qu’on dit pour exprimer ses pensées à un autre, il faut remarquer qu’il y a un sujet, dont on parle pour en affirmer quelque chose ; car on ne parle à un autre que pour lui exprimer ce qu’on pense sur quelque chose. [...] Le mot qui sert à exprimer le sujet dont on parle je l’appelle nom. Le mot qui sert à exprimer ce que l’on attribue au sujet ou ce qu’on en affirme, je l’appelle verbe. » Deux points importants, ici : Buffier rompt avec les vues de Port-Royal en se souciant des discours, en tant qu’ils sont prononcés par des protagonistes, et dans un certain but. Et c’est en ce sens qu’il définit le nom et le verbe, c’est-à-dire comme un thème et un rhème (ou un thème et un propos). Par là on retrouve l’onoma et le rhèma des grecs ou, de la même manière, les vues de Jean de Dacie (Summa grammatica, 1280). « Un énoncé construit de manière complète consiste en l’énonciation de quelque chose à propos de quelque chose [...]. » Buffier définit donc les catégories de mots à partir des fonctions dans l’énoncé, mais dans cette saisie originale, il pose le verbe comme un élément essentiel, non décomposable, et il ne sépare pas le verbe être des autres verbes, ce qui lui fait considérer comme régime du verbe aussi bien sage dans Pierre est sage que le livre dans Pierre regarde le livre. Au milieu du siècle, d’autres intrications entre catégories et fonctions se dessinent. James Harris, dans son ouvrage de 1751 : Hermès, organise lui aussi les parties du discours à partir de l’analyse de l’énoncé, mais c’est une organisation qui va en sens contraire de celle de Port- Royal, puisque sa classification ne part pas des substantifs mais des verbes, classés parmi les mots « attributifs » : « Voici comment nous raisonnerons : tout être existe comme étant une propriété ou une modification de quelque autre chose, ou bien il n’est rien de tout cela. Dans le premier cas, cet être s’appelle attribut ; ainsi penser est un attribut de l’homme, être blanc est un attribut du cygne, voler est un attribut de l’aigle, etc.… uploads/Philosophie/ simone-delesalle.pdf

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