Société Française de Génétique I m/s n° 3, vol. 14, mars 98 À la recherche d’un
Société Française de Génétique I m/s n° 3, vol. 14, mars 98 À la recherche d’une mémoire L’histoire de l’hérédité est celle de l’ef- fort pour découvrir quels caractères se transmettent des parents aux enfants, et comment ils se transmettent. Si l’on veut que cette histoire ne soit pas une banale suite de croyances désuètes et d’anecdotes naïves, entrecoupée de quelques découvertes heureuses d’où serait un beau jour sorti la génétique, il faut discuter les arguments, montrer l’enchaînement de théories subtiles, en comprendre les origines et la cohé- rence, analyser en profondeur les questions qui se posaient à ceux qui ont créé la génétique, et qui se posent parfois encore. Les expériences de Mendel auraient-elles pu être faites cent ou deux cents ans plus tôt ? Étaient-elles plus difficiles à réaliser que l’optique de Descartes, l’astrono- mie de Newton, la chimie de Lavoisier? L’expérience seule a-t-elle manqué ou bien une certaine carence des concepts a-t-elle fait obstacle à cet- te expérience? Peu importe que la gé- nétique n’ait apparemment rien laissé subsister des théories anciennes sur l’hérédité, elle en a repris les grandes questions, y compris la charge sociale, et donc elle en épouse les puissantes traditions qu’elle doit connaître et comprendre. L’hérédité puise confusément à trois courants qui ont gardé une étonnante actualité: l’héritage est un ordre so- cial, la transmission de la vie est un phénomène naturel, et curieusement l’hérédité est aussi un don du ciel ou un caprice de la nature. L’héritier re- çoit de la lignée de ses pères le rang so- cial, le glaive et la force pour le manier, les richesses, le nom et le destin: Atrée a transmis aux Atrides le pouvoir, les tares, et la malédiction des dieux. Il a fallu deux mille ans d’efforts pour dégager le concept d’une mémoire biologique immortelle, séparée du corps et déterminant tous ses carac- tères, transmise linéairement, faite de particules capables de se copier indé- finiment et de se combiner au hasard. Les grandes intuitions qui ont préparé la génétique sont celles qui ont re- cherché une structure spécialisée « in- dépendante » de l’individu : forme d’Aristote, moule interne de Buffon, germes emboîtés, idioplasme – par opposition aux points de vue plus phy- siologiques, qui faisaient de la repro- duction un « surplus » de la croissance individuelle. Les médecins hippocratiques A partir du Ve siècle av. J.-C., se présen- tent les premiers textes traitant l’héré- dité comme une difficulté à résoudre, et non comme une évidence allant de soi. On y trouve des standards perpé- tués jusqu’à nos jours. L’hérédité par la vue et l’imagination : le portrait de l’Éthiopien. Une femme donne le jour à un enfant nègre et se justifie auprès de son époux en allé- guant un portrait d’Éthiopien accro- ché au-dessus du lit conjugal, et qu’elle regardait à un certain moment L’hérédité avant la génétique Philippe Lherminier Société Française de Génétique Président Jean Génermont, Université Paris XI, Orsay Secrétaire général Michel Werner, CEA Saclay, Gif-sur-Yvette Trésorière Cécile Fairhead, Institut Pasteur, Paris Vice-présidents Roland Berger, Institut de Génétique Moléculaire, Paris Alain Bernheim, Institut Gustave- Roussy, Villejuif Claude Chevalet, INRA, Centre de Recherches de Toulouse Serge Potier, Université Louis-Pasteur, Strasbourg Hervé Thiellement, INRA, DGAP, Versailles Autres membres du bureau Anne Cambon-Thomsen, CNRS Toulouse Lionel Larue, Institut Curie, Orsay Marc Lipinski, Institut Gustave- Roussy, Villejuif Louise Telvi, Hôpital Saint-Vincent- de-Paul, Paris Prière d’adresser toute correspondance au Secrétariat général de la SFG, Michel Werner, Service de biochimie et de géné- tique moléculaire, CEA Saclay, bâtiment 142, 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France. Comité de rédaction A. Bernheim M. Bolotin-Fukuhara M. Fellous J. Génermont M.C. Hors-Cayla B. Michel R. Motta A. Nicolas M. Solignac S. Sommer P. Thuriaux D. de Vienne Secrétaire M.-L. Prunier Les 5 schémas illustrant cet article – très réducteurs – sont un appui au texte, bien loin d’exposer en tou- te rigueur les doctrines d’Aristote, de l’emboîtement de Buffon, de Darwin, compliquées, incertaines, sou- mises à des interprétations diverses et, en définitive, fausses. II m/s n° 3, vol. 14, mars 98 décisif. Gallien rapporte une histoire analogue: un homme très laid mais qui souhaitait un bel enfant, accroche au- dessus du lit le portrait d’un bellâtre. Les effets directs de l’environnement: les hommes-marécage. « Il est des hommes, des races, des individus, qui ressemblent aux terrains montueux et couverts de forêts... On peut en compa- rer quelques-uns aux prairies et aux marécages, d’autres aux plaines sèches et dépouillées... Les saisons diffèrent... et les formes des êtres vivants retracent toutes ces diversités» (Hippocrate: Des airs, des eaux et des lieux, II). Les effets de l’habitude : les crânes en bandelettes. Les Macrocéphales sont une nation où l’on a l’habitude d’al- longer à l’aide de bandages la tête des nouveau-nés « mais, avec le temps, ce changement est devenu naturel, et l’intervention de l’usage n’est plus né- cessaire » (id. XIV). Il s’agit d’un courant traditionnel for- mé de croyances dont le support doc- trinal est très faible, mais qui se perpé- tuent intactes depuis des millénaires et cohabitent en contradiction avec la science officielle, sans jamais lui céder pourtant : il est plus facile de contredi- re une théorie précise d’Aristote ou de Darwin que de dénoncer les naïve- tés d’Hippocrate. A l’opposé de la médecine pratique on trouve une doctrine intellectualis- te, la métempsycose des Pythagori- ciens, qui est une mystique de trans- mission de la vie. La vie est en effet, par nature, ce qui anime les corps ma- tériels et, en tant que telle, ne peut évi- demment pas mourir mais, quittant un corps, elle va en animer un autre. Il y a donc un principe immortel, peut- être propre à chaque espèce, qui ani- me, vivifie et se transmet inchangé de corps en corps : c’est une vision de l’hérédité plus qu’une théorie. Mais la réincarnation et son impact sur nos tendances innées est un courant de pensée dont la présence actuelle est loin d’être négligeable – la preuve en est que tout le monde en a entendu parler ! Aristote Aristote est le premier à proposer une théorie complète de l’hérédité. Le su- jet le passionnait et il est revenu fré- quemment dessus. Sa formidable lo- gique de la puissance et de l’acte va anticiper sur plusieurs principes de la génétique. On trouve dans son œuvre toutes les têtes de chapitre d’un cours de génétique : origine de la semence, fécondation, forme spécifique, déter- minisme du sexe et ressemblance hé- réditaire. La semence est un surplus de l’alimen- tation : la reproduction est une sorte de prolongement de l’individu mortel qui, devenu adulte, consacre son éner- gie à produire la semence (De l’âme, 415 a 26) : « la plus naturelle des fonc- tions pour tout être vivant qui est achevé... c’est de créer un autre être semblable à lui ». La reproduction conforme est une compensation à la vie limitée et, de ce fait, la stabilité de l’espèce est une sorte d’immortalité de l’individu. Cette confusion croissance-reproduc- tion permet évidemment l’hérédité de l’acquis puisque l’enfant est la suite de la croissance de ses parents ; elle est en accord aussi avec les doctrines qui attribuent à l’alimentation de la mère un effet sur le sexe (des aliments pour procréer plutôt des veaux mâles ou fe- melles sont toujours commercialisés par certains vétérinaires) ou qui sures- timent son effet sur la santé des en- fants à naître (particularisation exces- sive des régimes alimentaires de gestation), ou qui préconisent d’éli- miner les premiers nés parce que la mère n’a pas terminé sa croissance (pratique courante d’élevage). On re- trouve cette notion chez Lamarck (Philosophie zoologique, II, ch. 6) : « La surabondance de la nutrition, en don- nant lieu à l’accroissement du corps, y prépare les matériaux d’un nouvel être que l’organisation met dans le cas de ressembler à ce même corps, et lui fournit par là les moyens de se repro- duire » ; chez Claude Bernard (De la physiologie générale, 149) : « Dans sa for- me la plus simple la génération se confond véritablement avec la nutri- tion... La fécondation n’est, en réalité, elle-même, qu’une impulsion nutriti- ve qui vient déterminer, à un moment donné, la nutrition évolutive » ; chez Haeckel (cité par Weismann 1892, Es- sais sur l’hérédité et la sélection naturelle, trad., Reinwald, Paris, 122-123) « qui a essayé de rendre l’hérédité plus com- préhensible en la considérant comme une simple continuation de la crois- sance », la reproduction étant pour lui « une excroissance de l’individu ». La fécondation : « Il est impossible qu’un naisse de deux » (Métaphysique, Z-13 : 1039 a 10). Cette affirmation pé- remptoire, d’ailleurs empruntée à la doctrine atomiste de Démocrite, ex- prime un blocage intellectuel qui va durer 2 000 ans. Et, pour finir, c’est Démocrite qui aura raison : les atomes de la génétique, les gènes, ne fusion- nent pas mais s’apparient et se sépa- rent ensuite ; l’hérédité biparentale n’est pas un mélange. En attendant la génétique, les solu- tions seront les suivantes uploads/Philosophie/ lheredite-avant-la-genetique-1998-3-i-pdf.pdf
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- Publié le Sep 19, 2021
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