1 Alessio Moretti La science-fiction comme “désajustement onirisé” et ses enjeu
1 Alessio Moretti La science-fiction comme “désajustement onirisé” et ses enjeux philosophiques actuels1 Le genre littéraire « science-fiction » (ou « SF »), qui semble stimuler la pensée à divers titres, est pris entre une contrainte étrange (la thématisation presque folklorique de la « technoscience » future) et une variabilité infinie tout autour de cette contrainte. Nous nous proposons d’analyser les arcanes de ce genre à la lumière de la notion, empruntée à A. Badiou, de « procédure de vérité », qui est un puissant modèle pour ce type de tensions productives. Conformément à cette lecture, qui suggère que la SF cache, en un sens, un mystérieux « cœur » procédural, nous proposons de modéliser une partie de ce noyau fuyant par la notion, empruntée à B. Stiegler, de « désajustement », notion qui caractérise le rapport périodiquement et systématiquement problématique du technique et du social. Nous élaborons ensuite deux constats. Premièrement, la guerre froide théorique entre la « philosophie analytique » (méthodologiquement centrée sur la logique mathématique) et la « philosophie continentale » (tout le reste de la philosophie mondiale contemporaine !) fait toujours rage de nos jours : notamment du fait de l’alliance « politique » de la logique et de l’informatique. Deuxièmement, le rêve (propre aux analytiques) de l’« intelligence artificielle » a vécu et les omniprésentes retombées technologiques de l’informatique (dont l’internet), qui sont censées jouer comme puissant argument de marketing pro-analytique, ne sont en fait qu’un triste et trompeur lot de consolation, cachant une agonie théorique désespérée qui se transforme en rage pratique méthodique. Partant de ces deux constats et en nous appuyant sur l’analyse de l’articulation « fantasme/perversion » proposée par J. Lacan et précisée par S. Žižek (comme symétrisation « a$ » du mathème « $a »), nous proposons de voir dans le genre SF, lu comme « désajustement onirisé », un prisme possible et puissant, révélateur d’une bataille théorique capitale de cette guerre froide philosophique. Dans cette bataille, peu visible sinon, qui tourne autour du statut théorique et politique du « rêve », il y va de l’autorité, du fantasme et de la perversion d’un « complexe logico-informatique » (tristement comparable au « complexe militaro-industriel »), ainsi que de son projet, tout aussi dangereux qu’insistant, d’effacer tout à fait du champ du pensable et de l’agir la notion mathématique et philosophique de « structure ». 1. Variabilité et contrainte: le « schéma » de la SF La science-fiction (ou « SF ») est un genre littéraire souvent vu comme éminemment divertissant et donc pas très sérieux. Mais depuis presque deux siècles (Frankenstein date de 1818) ce genre dure, se développe, s’approfondit et contient même d’authentiques chefs- d’œuvre de la littérature ou du cinéma universels. Que peut-on dès lors en penser ? D’un point de vue préliminaire assez abstrait, la SF semble être prise entre deux polarités opposées : la variabilité extrême et une contrainte thématique forte. La science-fiction frappe par la variété des formes qu’elle prend désormais. Or, la variabilité extrême est un trait commun à toute pensée radicale. En ce sens, la SF rappelle rien moins que les grands genres humains d’exploration mentale. La SF peut être comparée aux mathématiques, en tant qu’elles sont une exploration de tout type de forme concevable. La SF 1 Paru dans : Albrecht-Desestré F., Blanquet E., Gautero J.-L. et Picholle É (éds.), Philosophie ? science- fiction ?, Éditions du Somnium, Villefranche-sur-Mer, 2014, pp.111-134 (version pré-finale) 2 peut aussi rappeler la philosophie, que l’on peut voir comme l’exploration à la fois systématique et non systématisable de tout agencement conceptuel concevable. Et, bien entendu, puisque la SF est faite de fictions narratives, elle doit aussi être rapprochée de l’art. Or, l’art en général n’a, lui aussi, de limite d’expression que l’attachement à ce quelque chose d’indéfinissable qui est le sentiment artistique (l’émotion artistique) : son support sensoriel (ou « matériel ») peut changer à souhait. Au pouvoir de variation du genre « science-fiction », il y a une limite importante que nous pouvons appeler « objet technoscience ». La science- fiction est une fiction sur la technoscience. Faute de respecter cette limite, c’est-à-dire faute de faire référence d’une manière ou d’une autre, dans le récit littéraire ou filmique SF, au thème de « l’état futur de la science (et de la technologie qui en découle et qui la soutient) », on sort tout simplement du genre SF Or il y a dans cela comme un certain paradoxe, simple mais important : la contrainte du genre SF semble quelque peu grotesque ; mais elle permet, telle un pivot (ou un point d’Archimède) de très grandes et de très surprenantes variations cohérentes (qui en un sens en font le sel). Ces variations infinies sous la contrainte thématique unique explorent, dans leur système virtuel de renvois mutuels de plus en plus complexes, un champ unitaire infini. Prise en soi, cette règle (comme celle des romans noirs, ou celle des tragédies) peut paraître étrange : pourquoi donc s’attacher au folklore technologique ? Le fait est que cette règle « marche » et elle fait école. Elle est suivie (et explorée) un peu « aveuglément », mais fidèlement et avec cohérence. Or, cette instance particulière de la dialectique classique de l’art, « liberté / contrainte », se prête à une modélisation par la notion philosophique de « procédure (artistique) de vérité », au sens de la théorie générale du philosophe Alain Badiou (censée s’appliquer parallèlement à l’amour, à la politique, à l’art et à la science). La « SF », comme genre littéraire, semble soumise au (ou modélisée par le) « schéma » (la variabilité SF correspondrait à la « Fidélité » reliant les phases 2 et 3 de ce schéma). Ce schéma et la puissante théorie qu’il incarne voudraient dire ici que, sous-jacente à la constatation de l’existence d’une tradition d’explorations artistiques dites « SF » (sorties de rien un jour, mais s’agglutinant deux siècles durant pour former un genre inattendu), il y a une sorte de mystère quant à la loi secrète (intuitive pour les auteurs SF) qui a régi (et continue de régir) ce déploiement d’explorations. Une insaisissable et puissante loi du genre SF. 2. Bâton et carotte : deux bornes émotives de la rêverie SF Wittgenstein met en garde contre le fait de chercher une « essence platonicienne » (i.e. une idéalité simple) derrière les mots. Cela peut concerner notre recherche : il peut y avoir quelque chose de complexe, de non simple au cœur de l’aventure collective SF. 3 Une manière d’éclairer cette hypothétique valence exploratoire artistico-théorique de la SF peut consister à cerner, s’il y en a, des bornes de cette variabilité infinie. Or, d’un point de vue émotionnel, la variabilité semble prise entre une polarité répulsive (la SF comme « bâton ») et une polarité attractive (la SF comme « carotte »). La SF peut d’une part jouer le bâton en tant qu’elle peut nous inquiéter. Ses romans ou nouvelles (ou ses films) peuvent tout d’abord servir à nous faire peur. La SF joue dans ces cas-là le rôle de « donneur d’alerte », par rapport au futur. Mais la SF peut d’autre part jouer la carotte en tant qu’elle peut nous « faire rêver » (nous stimuler). Car les œuvres de SF ne sont pas limitées à la mise en garde contre une menace future possible (hypothétique), elles peuvent aussi titiller positivement (i.e. au moyen d’une mise en jeu du désir) l’imagination de la lectrice/teur ou de la spectatrice/teur. La SF, par ces deux biais, a en principe la possibilité de soutenir ou de contrer des programmes politiques (au sens large du mot), du moins en tant qu’ils comportent un projet ou des conséquences technologiques exaltants ou préoccupants pour le futur : le rêve ou le cauchemar sur l’avenir peuvent justifier l’effort (économique) et les sacrifices (sociaux) au présent, ou l’organisation d’une résistance. Cette première caractérisation de la SF comme carotte-bâton ne doit pas être réductrice : elle ne concerne que la tonalité émotionnelle. Or, dans de nombreuses œuvres de SF il y a vraisemblablement, au lieu d’une telle dichotomie simple, une ambiguïté, liée à un mélange inextricable, inquiétant-attrayant de ces deux polarités. Car si la SF peut n’être qu’une simple rêverie poétique d’apparence innocente, même dans ce cas elle est probablement prise à des degrés variables entre ces deux polarités simples extrêmes : le cauchemar ou le rêve (dont le mélange ou les retournements peuvent épouser la complexité de l’épreuve humaine réelle). Peut-on mieux cerner le secret de l’attrait que peuvent exercer des sciences et des technologies fictives sur l’imaginaire? Faisons un détour par la philosophie. 3. Quelques rapports de la philosophie contemporaine à la SF Que peut nous dire la philosophie ? Dans le mot « science-fiction » il faut, par-delà la science, entendre tout ce qu’elle comporte : cela se nomme surtout « technique » et « technologie ». Si les rapports de la philosophie à la science sont constitutifs de la première, de sorte que pour les mentionner uploads/Philosophie/ la-science-fiction-comme-desajustement-o 1 .pdf
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- Publié le Jui 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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