329 Revue économique — vol. 54, N° 2, mars 2003, p. 329-354 La théorie évolutio
329 Revue économique — vol. 54, N° 2, mars 2003, p. 329-354 La théorie évolutionniste du changement économique de Nelson et Winter Une analyse économique réprospective Richard Arena* Nathalie Lazaric* L’objectif de cet article consiste en une évaluation critique de la théorie évolution- niste contemporaine qui s’est développée depuis l’ouvrage fondateur de Nelson et Winter [1982]. Cet ouvrage et cette théorie s’appuient sur les traditions schumpete- rienne et simonienne, quitte à renoncer à certaines de leurs hypothèses initiales. Nel- son et Winter proposent une critique de l’« orthodoxie contemporaine » et de ses fon- dements microéconomiques. Ils suggèrent, par ailleurs, un programme de recherche qualifié de « génétique organisationnelle » qui s’inspire de la biologie. Cette appro- che a soulevé de nombreuses critiques car il existe une ambiguïté quant au niveau pertinent de sélection des technologies ou des routines. La nature même de la créa- tion de la connaissance est discutée. Par ailleurs, le rôle des routines dans la théorie évolutionniste est mis en avant au niveau conceptuel et au plan de la formalisation. Le projet de recherche proposé se caractérise au total par une originalité certaine même si des problèmes liés à la caractérisation des processus de sélection et de mutation existent et font débat au sein de l’évolutionnisme contemporain. THE NELSON AND WINTER EVOLUTIONARY THEORY OF ECONOMIC CHANGE : A RETROSPECTIVE ANALYSIS The aim of this article is to underline the development of the Evolutionary Theory starting from the original book of Nelson and Winter [1982]. This book is inspired by the Shumpeterian and Simonian traditions even if these authors are abandoning some of their core hypothesises. Nelson and Winter provide a criticism of orthodox foundations notably via the conceptualisation of productive activity with the production set. They suggest a new research agenda inspired from biology called « organizational genetics ». This latter has launched a huge of sympathy and critics because the philo- genetic and ontogenetic levels of selection of routines and technologies are both con- fused and contradictory, notably concerning the emergence and the creation of knowledge. The role of routines is also discussed here at a conceptual and qualitative level in order to reach a better understanding of key concepts such as skills, capabili- ties. Finally, this research agenda offers an important originality even if some pro- blems remain with the endogenous process of selection and mutation. Classification JEL : D20, D21, D23, D24, D57, E23, L23, N00, O30, O14. * Latapses CNRS, 250 rue Albert-Einstein, 06560 Valbonne, Sophia Antipolis. Arena@idefi.cnrs.fr, Lazaric@idefi.cnrs.fr Revue économique 330 Revue économique — vol. 54, N° 2, mars 2003, p. 329-354 L’ouvrage de Nelson et Winter, An Evolutionary Theory of Economic Change (1982), constitue le point de départ et de référence d’une littérature considérable qui a tenté de mettre en œuvre un programme de recherche évolutionniste moderne. Cette littérature est loin d’épuiser l’ensemble des développements de la théorie économique qui se réclament aujourd’hui d’une démarche évolution- niste. Elle constitue cependant le cœur des apports et des débats auxquels on peut associer cette démarche. C’est pourquoi le présent article s’efforce de fournir une évaluation critique de l’ouvrage de Nelson et Winter et des développements auxquels il a donné lieu depuis deux décennies. Vingt ans après sa publication, on bénéficie en effet d’un recul suffisant pour pouvoir tenter de formuler une appréciation globale de son originalité et de ses apports. Cette évaluation critique exclut deux possibilités. La première aurait consisté à analyser la conformité des thèses développées par Nelson et Winter en réfé- rence à la tradition évolutionniste en économie. Ce point de vue aurait impliqué un travail d’histoire de la pensée économique visant à définir aussi précisément que possible cette tradition et à situer l’ouvrage de 1982 dans sa filiation. Une deuxième possibilité aurait cherché à mesurer la pertinence de l’approche de Nelson et Winter à l’aune des critères usuels de l’analyse économique. Cette perspective aurait pu notamment conduire à s’interroger sur la fiabilité et la perti- nence des outils de modélisation retenus par les économistes évolutionnistes contemporains. Notre propos est cependant différent. L’exercice consiste ici à évaluer la conformité de la mise en œuvre du programme de recherche contenu dans l’ouvrage de 1982 aux buts analytiques qu’il s’était lui-même fixés. Cette évaluation sera réalisée en deux étapes. La première s’intéresse à la manière dont nos auteurs situent eux-mêmes l’origine théorique de leur contribution, que ce soit négativement à travers la critique de ce qu’ils appellent l’« orthodoxie contemporaine » ou positivement par le biais de l’évocation explicite des origines schumpeterienne et simonienne de leur construction. La seconde étape se focalise sur les deux principales originalités qui caracté- risent le projet de Nelson et Winter : d’une part, la manière dont ils renouvellent le thème bien connu de la relation entre économie et biologie et, d’autre part, la question des fondements microéconomiques de la théorie évolutionniste. Il s’agira, dans les deux cas, d’évaluer la pertinence des solutions proposées par Nelson et Winter aux questions posées pour apprécier en quoi la spécificité de leur projet s’avère analytiquement fondée. LES ORIGINES THÉORIQUES DE L’OUVRAGE DE NELSON ET WINTER La lecture de l’ouvrage de Nelson et Winter n’offre aucune ambiguïté quant à la manière dont ils situent leurs sources d’inspiration théorique. La première est clai- rement critique et l’une des raisons principales qui conduisent les auteurs à souhaiter disposer d’une théorie évolutionniste (titre du chapitre 2) vient de l’insa- tisfaction qu’ils ressentent face à l’« orthodoxie contemporaine » (titre du chapitre 3). Il est donc légitime de s’interroger d’abord sur la nature et la pertinence Richard Arena, Nathalie Lazaric 331 Revue économique — vol. 54, N° 2, mars 2003, p. 329-354 des critiques qu’ils adressent à ce qu’ils considèrent comme la forme moderne de la tradition néoclassique. La deuxième source d’inspiration théorique des deux auteurs est positive : les œuvres respectives de Schumpeter et de Simon constituent les fondements originels sur lesquels Nelson et Winter bâtissent leur tentative. Les critiques de l’« orthodoxie contemporaine » Le renouveau de la tradition évolutionniste s’est sans aucun doute produit en réaction aux théories de la concurrence et de la croissance qui étaient prédomi- nantes au début des années 1980, c’est-à-dire, pour l’essentiel, aux approches respectives de Friedman et de Solow : les références au premier de ces auteurs abondent au début et dans la première section du chapitre 6 de An Evolutionary Theory of Economic Change, tandis que le second est fréquemment cité dans l’introduction au chapitre 8. Des critiques spécifiques sont adressées à ces appro- ches et expriment un rejet plus global du programme de recherche de la théorie économique « orthodoxe ». Développé dans le chapitre 3 de l’ouvrage, ce rejet renvoie à quatre reproches principaux. Nelson et Winter estiment d’abord que la théorie « orthodoxe » est critiquable dans sa manière de poser les problèmes économiques. Elle considère en effet comme donné au niveau microéconomique l’ensemble des plans de production possibles, c’est-à-dire le catalogue des techniques productives (Nelson et Winter [1982], p. 4, 14, 60, 61). Or, pour nos auteurs, non seulement il n’existe rien de tel dans la réalité économique, mais accepter une telle hypothèse conduit à s’interdire de pouvoir traiter des questions aussi pertinentes que l’explication du processus conduisant à l’établissement de ce catalogue, l’analyse des facteurs susceptibles de conduire le changement ou encore l’élucidation des raisons de l’accès différencié des firmes à l’ensemble des techniques disponibles. Si l’on souhaite recenser les « fondamentaux » qui constituent des variables explica- tives de la dynamique économique observée, il faut alors inclure les « compétences » et les « règles » (ibid., p. 4). Celles-ci peuvent être données à un moment du temps mais elles sont soumises à un changement perpétuel et partiellement endogène. Nelson et Winter considèrent ensuite que l’analyse économique ne doit pas porter une attention exclusive aux « états hypothétiques de l’équilibre du marché » (ibid., p. 4). Ce point de vue est souligné par tous les auteurs qui se réclament de l’évolutionnisme. L’accent est toujours mis sur l’étude des processus dynamiques qui engendrent des changements économiques irréversi- bles et sensibles à la trajectoire suivie. Ainsi l’une des prémisses que Nelson et Winter considèrent comme essentielle à la construction de leur théorie tient « simplement au fait que le changement économique est important et intéressant. Parmi les tâches intellectuelles majeures du domaine de l’histoire économique, certaine- ment aucune ne mérite davantage d’attention que celles consistant à comprendre le chan- gement cumulatif, considérable et complexe de la technologie et de l’organisation écono- mique qui a transformé la situation des hommes pendant quelques-uns des siècles passés » (ibid., p. 3). Cette attention consacrée aux processus de changement implique le recours à des formes de modélisation particulières pour caractériser ce type de dynamique Revue économique 332 Revue économique — vol. 54, N° 2, mars 2003, p. 329-354 et rendre compte des traits essentiels de l’évolution. C’est dans ce contexte que doit être située la distinction opérée entre théorie « formelle » et théorie « appréciative » (Nelson et Winter [1982], p. 46). Pour les uploads/Philosophie/ la-theorie-evolutionniste-du-changement-economique-nathalie-lazaric-richard-arena.pdf
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- Publié le Nov 20, 2021
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