La transfiguration phénoménologique, selon Raymond Abellio IV Rencontres de Sei

La transfiguration phénoménologique, selon Raymond Abellio IV Rencontres de Seix, 7, 8 et 9 septembre 2007, José Guilherme Abreu Lorsque, dans l’attitude naturelle, qui est celle de la totalité des existants, je « vois » une maison, ma perception est spontanée et c’est cette maison que je perçois – non ma perception d’elle. Au contraire, dans l’attitude « transcendantale » c’est ma per- ception elle-même qui est perçue. Mais cette perception d’une perception altère radicalement l’état primitif. L’état vécu, naïf d’abord, perd sa spontanéité précisément du fait que la nouvelle réflexion prend pour objet ce qui était d’abord « état », et non « objet », et que parmi les éléments qui composent ma perception figurent non seulement ceux qui appartiennent à la maison en tant que telle, mais ceux de la perception elle-même, en tant que flux vécu. Et ce qui importe essentiellement dans cette « altération », c’est que la concomitante vision que j’ai dans cet état de la maison qui fut mon « motif » originel, loin d’être perdue, éloignée ou brouillée par cette interposition de « ma » perception seconde devant « sa » perception primaire, s’en trouve paradoxalement intensifiée, plus nette, plus présente, plus chargée de réalité objective qu’avant. Peut-on même dire que ma nouvelle perception n’est plus « spontanée » ? C’est là tout le problème de la présence à soi de la conscience : la distance « réflexive » de la conscience à son objet se trouve aboulie. Il n’y a plus réflexion mais adhésion. En fait c’est une spontanéité seconde qui remplace l’ancienne spontanéité primaire. Un réflexe spontané fait place à un pouvoir non moins spontané.  1ère étape --------------------------------------------------------------------------------------------------- -- Nous nous trouvons ici devant un fait injustifiable par la pure analyse spéculative: celui de la transfiguration de la chose en tant que fait de conscience, et de sa transformation, comme nous dirons plus tard, en « sur-chose », et du passage de l’état de science à l’état de connaissance. Ce fait est généralement méconnu, bien qu’il soit le plus frappant de toute expérimentation phénoménologique réelle. Tous les difficultés auxquelles se heurtent la phénoménologie vulgaire et d’ailleurs toutes les « théories » classiques de la connaissance, résident dans ce fait qu’elles considèrent le couple conscience-science comme capable d’épuiser à lui seul la totalité du vécu, alors qu’il 1 faudrait en réalité considérer la triade connaissance-conscience- science qui est la seule à permettre un dépassement vers l’être de l’étant et un enracinement ontologique de la phénoménologie transcendant le vieux et insoluble débat entre l’empirisme et l’idéalisme. Ce qui est ici en jeu, c’est une foi encore une intensité de conscience capable de rendre patente la transfiguration au cours d’une expérience directe et personnelle de phéno- ménologue lui-même. Nul ne peut prétendre avoir compris la phénoménologie réellement transcendantale, s’il n’a pratiqué cette expérience avec succès et n’en a été lui-même « illuminé ». Serait-il le dialectique le plus subtil, le logique le plus délié, celui qui ne l’a point vécue et qui ainsi n’a pas vu des choses sous les choses, ne peut que faire des discours sur la phénoménologie et non assumer une activité réellement phénoménologique.  2ème étape --------------------------------------------------------------------------------------------------- - Prenons un exemple précis: Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours su reconnaître les couleurs, le bleu, le rouge et le jaune. Mon œil les voyait, et j’en avais une connaissance latente. Certes, « mon œil » ne s’interrogeait pas sur elles, et comment d’ailleurs eût-il pu poser des questions? Sa fonction est de voir – non de se voir, en train de voir. Mais mon cerveau lui-même était comme en sommeil, il n’était pas du tout « l’œil de l’œil », mais un simple prolongement de cet organe. Aussi, disait-je seulement, et presque sans y penser: ce ci est un beau rouge, un vert un peu éteint, un blanc brillant. Un jour, il y a déjà quelques années, me promenant dans les vignes vaudoises qui surplombent en corniche le lac Léman et composent un des plus beaux sites du monde, si beau même et si vaste que le « Je », à force d’y être dilaté, s’y sent dissous et, brusquement, se ressaisit et s’exalte, un événement soudain et pour moi extraordinaire se produisit. L’ocre du versant abrupt, le bleu du lac, le violet des montagnes de Savoie, et au fond les glaciers étincelants du Grand Comblin, je les avais vu cent fois. J’ai su par la première fois que je ne les avais jamais regardés. Et je vivais là, pourtant, depuis trois mois. Ce paysage, certes, depuis le premier instant, manquait de me dissoudre, mais ce que lui répondait en moi n’était qu’une exaltation confuse. Bien entendu, le « Moi » du philosophe est plus fort que tous les paysages. Le sentiment poignant de la 2 beauté n’est qu’un ressaisissement par le « Moi » qui s’en fortifie, de cette distance infinie qui nous sépare d’elle. Mais, ce jour-là, brusquement, je sus que je créais moi-même ce paysage, qu’il n’était rien sans moi. Ma conscience était là, clairement présente à elle même: « C’est moi qui vous voit et qui me vois te voir, et qui, en me voyant, te fais. » Ce véritable cri intérieur est celui du démiurge, lors de « sa » création du monde. Il n’est pas seulement la suspension d’un « ancien » monde, mais projection d’un « nouveau ». Et, dans l’instant, en effet, le monde a été re-créé.  3ème étape --------------------------------------------------------------------------------------------------- - Jamais je n’avais vu de pareilles couleurs. Elles étaient cent fois plus intenses, plus nuancées, plus « vivantes ». Je sus que je venais d’acquérir le sens des couleurs, que j’étais re-virginisé aux couleurs, que jamais jusque-là je n’avais réellement vu un tableau ou pénétré dans l’univers de la peinture. Mais je sus aussi que par ce rappel à soi de la conscience, par cette perception de ma perception, je tenais la clé de ce monde de la transfiguration, qui n’est pas un arrière-monde mystérieux, mais le vrai monde, celui dont la « nature » nous tient exilés. Rien de commun avec l’attention. La transfiguration est pleine, l’attention ne l’est pas. La transfiguration se connaît dans sa suffisance certaine, l’attention se tend vers une suffisance éventuelle. On ne peut pas dire, bien entendu, que l’attention soit vide. Au contraire, elle est a-vide. Mais l’a-vidité n’est pas la plénitude. Quand je rentrai au village, ce jour-là, les gens que je croisais étaient pour la plupart « attentifs » à leur travail : ils me parurent cependant tous des somnambules.  4ème étape --------------------------------------------------------------------------------------------------- - Abellio, Raymond, La Structure Absolue. Essai de Phénoménologie Génétique, Gallimard, 1965, Paris, pp. 62-64 3 Commentaire analytique : Ce texte dont l’importance est déterminante pour apprendre l’essence de la pensée abellienne, est dévidé en quatre étapes, signalés dans la transcription du texte. Voyons la 1ère étape : Lorsque, dans l’attitude naturelle, qui est celle de la totalité des existants, je "vois" une maison, ma perception est spontanée et c’est cette maison que je perçois – non ma perception d’elle. Au contraire, dans l’attitude est "transcendantale" c’est ma perception elle-même qui est perçue. Mais cette perception d’une perception altère radicalement l’état primitif. On peut designer ce premier passage comme le corpus central (le leitmotiv) du texte. D’un côté, il y a l’attitude naturelle par laquelle on voit une maison, et on ne voit que le registre extérieur de cette vision : la perception de la maison, en tant que objet singulier. (maison en bois, maison en pierre, maison blanche, maison grise, maison petite, maison grande, etc.) D’un autre côté, il y a l’attitude transcendantale par laquelle on voit la façon comme ce registre extérieur est reçue par la conscience, et le mode comme cette perception même est perçue et même jugée. (maison qui nous attire l’attention, maison qui ne nous attire pas l’attention, maison qui nous est familiale, maison qui nous n’est pas familiale, maison qui nous rappelle quelque chose, maison qui ne nous rappelle rien, maison qui nous suscite admiration, maison qui ne nous suscite rejet, etc.) En effet, quand on est conscient de la façon comme la perception est perçue, on arrive à inclure dans notre vision de l’objet des aspects, pour ainsi dire, internes : ceux qui sont inscris de façon latente, au même temps, dans l’objet et dans le sujet, et dont la connaissance découle de l’ouverture de l’esprit à l’expérience intégrale de la perception, ce que nous permet de dégager un sens plus complet et précis de l’objet. D’ailleurs, si on ne considère uniquement que les aspects externes – patentes – de la perception, inévitablement on inscrira sur cette expérience, dite objective, des idées qui lui sont transcendantes, ce que finira par introduire des distorsions ou même des falsifications qui amèneront à une perception absolument erronée. Le plus intéressant, pourtant, c’est que le passage de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale, par le moyen de l’ouverture à la perception transcendantale, correspond non à 4 l’inclusion de distance intellectuelle – de médiation réflexive uploads/Philosophie/ la-transfiguration-phenomenologique-selon-abellio.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager