Revue Philosophique de Louvain L'idée platonicienne et le réceptacle Joseph Mor
Revue Philosophique de Louvain L'idée platonicienne et le réceptacle Joseph Moreau Résumé L'idée platonicienne est-elle une abstraction séparée du sensible, ou une relation a priori applicable à l'analyse de l'expérience et propre à définir un idéal pratique? Cette question, soulevée dans l'aristotélisme, se traduit par l'opposition entre les déterminations mathématiques (nombres et figures) et les exigences de la finalité. Ces deux conceptions supposent toutefois une réduction idéaliste de l'extériorité, ramenée à une expression imaginative du non-être. Abstract Are Plato's Ideas an abstract vision, separated from sensible things, or an a priori relation used for analysing experience as well as for planning action? This question, raised in Aristotelianism, can be expressed as the opposition between mathematical definitions (numbers and figures) and practical values. But both views imply an idealist reduction of exteriority, considered as an imaginative expression of non-being. Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. L'idée platonicienne et le réceptacle. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 86, n°70, 1988. pp. 137-149; http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1988_num_86_70_6494 Document généré le 25/05/2016 L'idée platonicienne et le réceptacle Aristote, on le sait, s'oppose au platonisme en rejetant le réalisme de l'intelligible, la réalisation de l'Idée en dehors du sensible; mais il ne peut éliminer sa, fonction: c'est de la fonction de l'Idée, de sa réalisation immanente, que résultent toutes les déterminations du sensible. Pareillement, pour Kant, notre connaissance ne peut atteindre d'autres objets que ceux de l'expérience, qui reposent sur les données des sens; pour Platon, au contraire, les données sensibles étaient perpétuellement fluen- tes; on n'y pouvait rien saisir de stable; elles étaient donc incapables de fournir des objets à la connaissance. Si donc, poursuit Aristote, rapportant la doctrine de Platon, il doit y avoir une science, une connaissance sûre, affranchie des incertitudes de l'opinion et permettant de dominer la mobilité et la confusion des apparences, il faut qu'il y ait des essences immuables, distinctes des choses sensibles, et que Platon appelle Idées.1 Mais comment concevoir ces Idées, qui seraient, pour Platon, l'objet véritable de la connaissance? Si l'on en croit Aristote, les Idées platoniciennes seraient des notions générales et abstraites, retenant les caractères communs aux êtres singuliers réunis dans une même classe. Les Idées platoniciennes sont regardées par Aristote comme des Univer- saux, et il estime, comme Platon, que la science a pour objet l'Universel; seulement ces Universaux n'ont pas à ses yeux de réalité en dehors des choses sensibles; c'est en eux que consiste la forme ou essence des choses sensibles; mais l'essence ne saurait être séparée de la chose2; c'est de la présence en elles de la forme ou essence que les choses tiennent leur réalité; c'est par là qu'elles sont des substances. Deux points doivent ici retenir notre attention. D'abord, est-il exact que l'Idée soit, au regard de Platon, un Universel tiré par abstraction de la comparaison des êtres singuliers? Aristote indique à ce propos que Platon a été conduit à la considération de l'Idée par l'exemple de Socrate, qui recherchait des définitions universelles en morale3. L'enquête socratique est manifestement à l'origine de la théorie platonicienne de » Aristote, Métaph. A 6, 987a 32-33; M 4, 1078b 12-17. 1 Ibid., A 9, 991b 1; M 9, 1086b 1-7. 3 Ibid., A 6, 987b 1-4; M 4, 1078b 17-19, 27-29. 138 Joseph M or eau l'Idée; mais l'étude des premiers dialogues de Platon, qui nous montrent Socrate à la recherche d'une définition du courage, de la sagesse, de la piété, de la vertu et de ses différentes espèces, dénote aussi que cette recherche ne peut aboutir si l'on s'en tient à une confrontation d'opinions ou une comparaison d'exemples, si elle ne se réfère à une exigence absolue, qui se révèle a priori, dans l'intériorité de la conscience4. Si l'Idée trouve son origine dans la réflexion morale, elle ne peut donc se réduire, comme le suggère Aristote, à une abstraction. Mais sur un autre point les explications d' Aristote rencontrent une difficulté fondamentale. Si l'Idée, observe-t-il, est séparée de la chose, comment peut-elle contribuer à la connaissance? Si, par opposition aux apparences sensibles, à leur diversité mouvante, il n'est de connaissable que l'Idée, l'essence immuable, ne s'ensuit-il pas de là que tout ce qui est matériel, mobile, est soustrait à la connaissance?5 Cette conséquence, reprochée à Platon, ne s'impose cependant que si l'essence est considérée comme une abstraction, dérivée de l'expérience et réduite à une forme vide de contenu. Mais c'est d'une autre façon que l'Idée platonicienne peut et doit être entendue: non comme une notion abstraite, détachée de l'expérience, mais comme une détermination a priori, au moyen de laquelle la pensée s'applique à la rejoindre. Plus que par la séparation de l'Idée, par la dualité de l'Idée et de la chose, l'idéalisme platonicien peut être caractérisé par la théorie de la Réminiscence, selon laquelle apprendre, c'est se ressouvenir, c'est-à-dire découvrir dans l'intériorité des vérités dont la certitude ne dépend pas de l'expérience, mais qui s'imposent à l'esprit par une nécessité intrinsèque: telles les vérités mathématiques, qui n'ont pas besoin pour être vraies que leurs objets soient réels. Les figures et les nombres sont des objets idéaux, qui ont «leurs vraies et immuables natures», même s'ils n'existent pas en dehors de notre pensée. Ils ne sont pas définis a posteriori, en conformité avec des données d'expérience, mais posés a priori, par une libre décision dont l'esprit reconnaît les conséquences nécessaires; en cela consiste leur essence, leur vérité éternelle, correspondant à une définition nominale6. Aristote répugne à cette conception idéaliste de la vérité; pour lui, il n'est de connaissance que dérivée de l'expérience; il ne peut donc y avoir de notions, si ce n'est abstraites, de définitions, si ce n'est empiriques; 4 Platon, Gorgias, 472 bc. 5 Aristote, Métaph. A 9, 991a 11. 6 Descartes, Meditatio V (AT., IX, p. 50-51). L'idée platonicienne et le réceptacle 139 point par conséquent de définitions nominales, supportant des vérités nécessaires. S'il est une définition nominale, c'est celle d'un être qui n'existe pas, comme la licorne ou l'hircocerf; mais pas plus qu'il n'a d'existence, un tel animal ne saurait avoir d'essence, faire l'objet d'une définition véritable: ce qui n'est pas, nul ne saurait dire ce que c'est7. Cette position d'Aristote fait apparaître un contraste entre deux manières de concevoir l'Idée platonicienne. Si elle est posée en dehors du sensible, comme une entité, un Universel séparé, une abstraction réalisée, elle devient impropre à sa fonction, ne peut être pour nous le moyen de connaître les choses sensibles, les objets empiriques; la critique aristotélicienne relève ainsi une difficulté qui n'avait pas échappé à l'attention de Platon et dénote seulement que l'Idée doit être conçue d'une autre manière8. Dans le même dialogue où Socrate explique que les différentes vertus se distinguent entre elles non comme les doigts de la main, mais comme les espèces dans le genre (dans le Ménon), il indique que la vérité se découvre dans l'intériorité; il montre que l'objet de la connaissance mathématique est construit a priori, au moyen de relations pures9. Platon en viendra, certes, à voir dans les êtres naturels, dans les objets de la science, une hiérarchie de genres et d'espèces; mais ces objets ne seront véritablement connus que s'ils sont constitués essentiellement de rapports, définis par des mesures, à partir d'une exigence absolue, d'un principe inconditionné. Si donc il est permis d'envisager deux conceptions de l'Idée platonicienne, l'une où elle est regardée comme un genre, l'autre où elle est saisie comme une relation, et si elles ne sont pas incompatibles, c'est à la seconde néanmoins, celle qui à la séparation, soulignée par Aristote, oppose l'intériorité, qu'il convient d'accorder la préférence et la priorité. C'est ainsi que dans son livre: Les philosophes- géomètres de la Grèce (1900), antérieur à celui de P. Natorp: Platons Ideenlehre (1903), et qui plus que ce dernier, d'inspiration néo-kantienne, m'a d'abord servi de guide, G. Milhaud a pu écrire: «L'être des idées est de même nature que l'être des vérités et des essences mathématiques»; et, justifiant cette interprétation, il écrivait: «Tandis que l'idée générale (l'Universel aristotélicien) résulte toujours de la constatation des caractères communs à une multitude de choses, nous sommes conduits à 7 Aristote, Anal, post., II 7, 92 b 4-8. • Platon, Parménide, 132 ab. 9 Id., Ménon, 81 b-86 b. 140 Joseph M or eau poser l'idée platonicienne bien plus par la contradiction des impressions extérieures que par leurs ressemblances»10. Ces vues sont pleinement confirmées par des analyses qu'on peut extraire des dialogues platoniciens relatifs à la connaissance. Dans le Phédon, à titre d'exemple de ces essences immuables requises pour la vérité de la connaissance, est considéré d'abord Y égal en soi (amo xo ïaov), l'idée d'égalité, son opposition à la multitude des bâtonnets égaux (Ç6Xa xà ïaa) observables par les sens. Ceux-ci ne sont jamais parfaitement égaux entre eux; la relation d'égalité, au contraire, est toujours identique à elle-même; elle n'est jamais donnée dans l'expérience sensible; elle est seulement pensée; c'est en ce sens qu'elle est dite intelligible11. Or, en dépit de cette opposition essentielle, il importe de remarquer que cette uploads/Philosophie/joseph-moreau-l-x27-idee-platonicienne-et-le-receptacle.pdf
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- Publié le Fev 27, 2021
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