Désir, désir de savoir, désir d'apprendrea Jacky Beillerot Dans la recherche d'

Désir, désir de savoir, désir d'apprendrea Jacky Beillerot Dans la recherche d'une conceptualisation du rapport au savoir ou de l'apprentissage, ou encore des origines de la pensée et de la connaissance, tous les auteurs font appel à une ou plusieurs notions qui, en fin de compte, tentent de désigner la même chose : la fondation, le commencement, mais aussi le mouvement ou la dynamique renouvelée de force, d'énergie qui meut chaque sujet ou que chaque sujet investit dans la connaissance1. On pourrait presque faire la liste de ces notions : curiosité, pulsion, envie, besoin, passion, élan, motivation, mouvement, désir, appétit, volonté. Certes, l'usage de chacune a son histoire, son mode d'emploi privilégié, en particulier le champ « disciplinaire » et théorique dans lequel elle se déploie au mieux ; certes encore, on peut parvenir – et c'est l'objectif d'une théorie assez mature – à donner la position d'une notion par rapport à une autre. Pour autant, notre domaine de travail, frontière permanente entre philosophie et sciences humaines, provoque une part d'arbitraire dans le mode de penser et de choisir les concepts. On peut bien entendre que le travail théorique réside justement à réduire cet arbitraire en administrant quelque preuve de rigueur et de cohérence des concepts entre eux. Mais la réduction de l'arbitraire, l'assomption de l'idéologie cachée dans les choix ne doit pas masquer une part d'irréductible, masquer la part qui me contraint à vivre, « si je choisis le terme de désir, c'est que je désire le désir, je désire ce mot et pas un autre ». Dès lors, nous allons trouver quelques arguments à ce choix, arguments dont la limite reste cependant que la certitude ou la vérité deviennent bien relatives2. Premier mouvement, contester la validité des mots, des notions et des concepts voisins ou proches : le besoin est trop physiologique, la pulsion trop biologique, l'un et l'autre trop mécaniques, la motivation est, quant à elle, trop psychologique. La curiosité et l'envie sont trop banales ou encore du langage commun (malgré l'école kleinienne) et surtout trop restreints pour rendre service dans le champ du savoir. Le désir, et nous allons le voir plus précisément, devient alors le terme élu pour exprimer au mieux ce que nous cherchons à cerner. Aucun mot n'est seul. Aucun mot n'est orphelin. Chacun a sa lignée, son histoire (et sa maltraitance), ses accapareurs et ses spécialistes. Et nous voilà happés par tous ceux qui, avant nous, ont usé d'un droit de propriété du mot. Ne pas croire que le mot est net et propre. Il est occupé et a occupé. Jamais je ne pourrais le décaper pour en faire un mot neuf, neuf pour moi seulement (la tentation des néologismes guette toute pensée). — 73 — a. Texte paru dans : Pour une clinique du rapport au savoir, Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi (dir.), Coll. Savoir et Formation, © Edi- tions l’Harmattan, 1996. 1. L'ensemble des notes a été regroupé à la fin du chapitre. Jacky Beillerot Il faudra donc cohabiter avec les anciens, qui souvent prennent beaucoup de place. Cohabiter sans doute, mais bien déterminé aussi à trouver quand même dans le logis du mot, une place, ou, si l'on préfère, le tailler dans une mesure qui en ferait un habit lumineux3. Pour engager la réflexion sur le désir et le désir de savoir, évoquons une petite fille, Eugénie, que nous allons écouter4. C'est à partir de ce simple « exemple » que nous traduirons les tensions de désirs qu'elle nous révélera. Nous réfléchirons ensuite à ce que peut signifier le mot mystérieux de désir. Eugénie est en 6e. L'entretien a lieu à la fin de l'année scolaire. Le père est cadre dans une multinationale. La mère n'a pas de travail salarié, et le frère est en 4e. L'entretien transcrit fait quinze pages. La consigne était : « Tout ce que tu penses, ce qui te vient à l'esprit, à la tête, sur le fait d'apprendre ou de ne pas apprendre d'autres langues que le français ». « Il m'en passe beaucoup par la tête en ce moment », répond-elle d'emblée. Et l'entretien nous instruira en effet sur bien des idées d'Eugénie. Si apprendre des langues se justifie à ses yeux tout simplement pour communiquer, elle y ajoute une mention originale : « c'est bien parce qu'on peut communiquer avec des gens qui vivent en général assez loin ». Dans son esprit, les langues s'associent avec le mouvement d'aller vers les autres, des autres lointains ; pouvoir communiquer avec plus de gens l'attire pour sortir de son monde statique. Cette façon de justifier l'apprentissage des langues est bien la sienne ; en effet, plus tard, elle opposera à ce jugement les raisons de ses parents qui lui disent que c'est important pour faire un métier, ce dont elle n'est pas certaine (nous y reviendrons). Les langues ne se réduisent pas à l'apprentissage et à la communication ; à la fin de l'entretien elle nous livrera un élément important de sa philosophie ; après un long silence de réflexion, elle déclare : « à part peut- être que je pense un petit peu que les langues, les différentes langues représentent un petit peu les différents personnages, enfin (inaudible) en Allemagne ou en, je sais pas moi, aux États-Unis, on n'a pas les mêmes caractères », comme si la langue était une sorte de reflet de l'âme. Mais là où Eugénie est la plus loquace, c'est sur l'apprentissage lui-même. Pour elle, tout tourne autour de la difficulté d'une part, compensée cependant par quelques avantages qu'elle identifie précisément, et d'autre part, par le jugement d'elle-même. C'est dur d'apprendre. C'est dur d'apprendre les langues ; c'est dur, pour garder son terme, parce que c'est une nouvelle matière lorsqu'on arrive en 6e, c'est dur parce que, avant d'entrer au collège « j'avais un peu peur — 74 — Désir, désir de savoir, désir d'apprendre Revue Cliopsy n° 12, 2014, 73-90 parce que une nouvelle langue on s'imagine des choses, quand même, on s'imagine que c'est horrible, il va falloir travailler plusieurs heures par jour, je pourrais jamais. En fin de compte, ça me fait peur quand j'y pense ». Et cette imagination rétrospective lui donne encore des frissons. C'est pourquoi elle voudrait bien aller rencontrer les CM2 pour, forte de son expérience d'élève de 6e, leur dire que « c'est pas la peine de s'affoler, c'est pas si terrible que ça, c'est au contraire très intéressant ». C'est dur encore, parce qu'elle ne s'estime guère soutenue réellement par sa famille. Ses parents, ici, ne lui sont pas de grand secours, d'ailleurs aucun ne parle allemand, sa première langue étrangère, et son frère l'envoie « balader », dit-elle, concluant d'ailleurs qu'entre frère et sœur, c'est « comme chien et chat ». C'est dur mais c'est fascinant : alors que l'été qui a précédé sa 6e, elle aurait bien aimé rester en vacances plutôt que d'entrer en classe, ce qu'elle attendait cependant le plus, c'était bien l'apprentissage d'une langue nouvelle. Pour Eugénie, « c'est dur » ne renvoie pas nécessairement à des difficultés précises, concrètes, dont elle donnerait des exemples, sauf celui peu précis : « c'est dur d'apprendre, d'apprendre le vocabulaire » et « c'est dur » reste toujours l'expression de son vécu, de ses impressions, de ses idées. Ainsi elle aurait volontiers choisi, dès la 6e, l'anglais réputé selon elle moins dur, et ce, malgré ses petites camarades qui allaient faire allemand. Ce sont ses parents qui l'ont contrainte et pourtant la hantise de la difficulté, associée au travail présumé à fournir, semble encore la terrifier : « Bah ! c'est pas moi qui ai choisi, non (rires), c'est mes parents. Moi au début, on m'avait toujours dit que l'allemand c'était beaucoup plus dur que l'anglais, et comme moi j'aimais pas beaucoup l'école, alors je me disais si je prends l'anglais, j'aurais moins de travail, alors je voulais prendre l'anglais, mais mon père qui a... qui a, enfin qui a pris l'anglais et il a toujours regretté de ne pas avoir fait d'allemand. Alors il a voulu faire prendre allemand à ses enfants ». L'allemand est réputé difficile et si on n'aime pas l'école, comme c'est son cas, il n'est pas pertinent selon sa sagesse d'apprendre une telle langue qui provoquera beaucoup de travail. Et la voilà donc faisant de l'allemand sur injonction de son père, celui-ci compensant le fait qu'il a toujours regretté de n'en avoir point fait. À ces difficultés réelles et vécues, Eugénie oppose les « avantages » ou les facilités dont elle bénéficie. Le premier est la nouveauté que représente l'apprentissage des langues. À l'école primaire, on reste, comme elle le dit, dans le même cycle, dans la même langue. Avec les langues étrangères, enfin la vie bouge, on s'intéresse à d'autres choses, sous-entendu que le train-train de la vie. Et sans le dire, on sent que cela constitue un soutien de son intérêt. — 75 — Jacky Beillerot La deuxième facilité perçue par Eugénie est liée à la spécificité de uploads/Philosophie/ revuecliopsy12-beillerot-desir-073.pdf

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