Louis Pinto Le journalisme philosophique In: Actes de la recherche en sciences
Louis Pinto Le journalisme philosophique In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. pp. 25-38. Citer ce document / Cite this document : Pinto Louis. Le journalisme philosophique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. pp. 25-38. doi : 10.3406/arss.1994.3082 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1994_num_101_1_3082 Résumé Le journalisme philosophique La philosophie, qui bénéficiait jusque récemment de tous les attributs prestigieux d'une discipline savante soumise au jugement des pairs, s'est trouvée de plus en plus exposée depuis les années 60 et 70 à une série de transformations dont l'effet le plus évident est sans doute l'apparition d'un nouveau style intellectuel qui se veut accessible à un large public. Le pôle mondain de la philosophie, s'il ne peut exister ouvertement comme tel au risque de se dénoncer, bénéficie de la multiplication d'instances, de rôles et des situations intermédiaires où coexistent les opposés. Et si le rôle des médias apparaît déterminant dans cette évolution, comme le montre une multitude d'indices (extension des sujets, ton pathétique, etc.), on ne saurait ignorer que la condition même de leur réussite réside aussi dans les caractéristiques internes du fonctionnement de la discipline. Les agents les plus liés à la conservation d'une forme de capital culturel « humaniste », prestigieuse mais menacée par la concurrence, semblent n'avoir d'autre alternative que la défense crispée de l'orthodoxie scolaire ou l'invention d'une philosophie profane tournée notamment vers des sujets d'actualité. Mais comme dans les deux cas, l'enjeu est la perpétuation des privilèges culturels d'une élite de l'esprit, il n'est pas étonnant que les alliances et les alliages tendent à se multiplier entre académisme et journalisme. Zusammenfassung Philosophischer Journalismus Wo bis vor kurzem die Philosophie noch aile schmei-chelhaften Attribute einer allein dem Urteil Gleichge-stellter unterworfenen Disziplin genofë, findet sie sich seit den 60er und 70er Jahren mehr und mehr einer Abstract Philosophical Journalism Until recent times, philosophy enjoyed all the prestigious attributes of a scholarly discipline subject to peer judgement. Since the 1960s and 1970s it has been increasingly subject to a series of transformations, the most obvious of which is undoubtedly the emergence of a new intellectual style aimed at being accessible to a wide audience. The « fashionable » pole of philosophy, though it cannot exist overtly as such without risking self-denunciation, benefits from the increasing number of intermediate forums, roles and situations where the opposites coexist. And while the role of the media appears to be decisive in this evolution, as is shown by a host of indices (extension of the subjects, pathetic tone, etc.), it cannot be ignored that the very condition of their success also lies in the internal characteristics of the functioning of the discipline. The agents most linked to the conservation of a « humanist » form of cultural capital, prestigious but threatened by competition, seem to have no alternative but the rigid defence of academic orthodoxy or the invention of a profane philosophy directed especially towards topics of current affairs. But since in both cases what is at stake is the perpetuation of the cultural privileges of an intellectual elite, not surprisingly there is a growing number of alliances between academicism and journalism. Louis Pinto LE JOURNALISME PHILOSOPHIQUE Un écrivain qui éternise un cas quotidien compromet uniquement l'actualité. Mais qui journalise l'éternité a des chances d'être reconnu dans la meilleure société. Karl Kraus Écoutez-les, nos professeurs de vertu, chevaliers à la triste figure ![...] Entendez comme ils résistent, comme ils répugnent de toute leur âme à ce que la philosophie puisse descendre dans la rue, affronter sa rumeur vulgaire, et se soumettre, pourquoi pas, à la sanction du grand public. Voyez leur achar nement à recréer le hon temps, l'époque bénie des dieux où les clercs étaient entre eux, confinés en leurs salons, éternelles et frileuses "union des écrivains" à la française, avec leurs rites, leurs mœurs, leurs fossiles et leur poujadisme [. . .]. fe crois, moi, le temps venu de déserter les cloîtres, de parler à ciel ouvert et de s'engager clairement, fermement, vivement, dans l'enfer du présent et la diabolique coméd ie du siècle. Bernard-Henri Lévy ême sur un domaine réputé aussi ésotérique que celui de la production philosophique, les médias sont parvenus à s'attribuer une forme de compét ence qui se prétend purement descriptive : à travers les choix qu'ils effectuent, en matière d'interlocuteurs, de «vedettes», de sujets et de titres, les journalistes ne feraient rien d'autre que de rendre compte de ce qui existe devant eux et sans eux. C'est oublier que, par lui- même, le seul fait de classer, par exemple en décernant dans un encadré apparemment anodin l'attribut de « phi losophique » à un auteur ou à un texte, constitue déjà une intervention dans le champ philosophique. Et cette inter vention, loin d'être cantonnée à des franges marginales de la production philosophique, exerce des effets sur l'ensemble du champ dans la mesure où elle enferme ce qu'il est de plus en plus difficile de ne pas voir, une nouv elle définition du « philosophe » ou - ce qui revient sou vent au même - de 1:« intellectuel», de son travail et de son rôle. On aurait pu penser que les professeurs du secondaire, les plus liés à la reproduction scolaire de la culture philosophique, étaient écartés des « modes » : or, de façon inattendue, certains d'entre eux sont loin d'être insensibles aux discours du jour et tout se passe comme s'ils pouvaient trouver dans ces biens, pourtant produits selon une logique manifestement hétéronome, un renfort à la revendication statutaire de la pensée « personnelle » et à la dénonciation professorale de 1'« opinion», légen- dairement illustrée par le mythe de la Caverne. Des ouvrages scolaires, les manuels pour classes terminales, révèlent la consécration d'auteurs dont la qualité phil osophique est pourtant loin d'être universellement admise : parmi les philosophes récents, on trouve côte à côte des philosophes reconnus par le cercle restreint des pairs (dont l'exemple serait Georges Canguilhem) et des philosophes qui n'ont d'autre consécration que celle que décernent les médias, et c'est ainsi que se trouvent voisi ner Jean Baudrillard, Cornelius Castoriadis, Maurice Cla vel, Deleuze-Guattari, Jean-Toussaint Desanti, Vincent 26 Louis Pinto Descombes, Michel Foucault, Marcel Gauchet, René Girard, Gilles-Gaston Granger, Michel Henry, Claude Lefort, Emmanuel Lévinas, Gilles Lipovetski, Edgar Morin, Paul Ricœur, Clément Rosset, Louis Sala-Molins1. Du fait qu'il doit éviter le registre de la célébration, le seul jugé convenable dans l'univers enchanté de la gloire médiatique, celui qui tenterait d'analyser les transformat ions récentes des relations entre l'intérieur et l'extérieur du champ s'exposerait immédiatement au soupçon d'être mu par la seule pulsion de dénigrer, si ce n'est par l'envie admirative. Mais ces transformations, parce qu'elles met tent en jeu un ensemble complexe de facteurs relativ ement indépendants et qu'elles ne sauraient donc appar aître comme le résultat de conduites intentionnelles (comme la recherche de notoriété), détournent d'adopt er, s'il en était besoin, le ton trop simple de la déploration éthique ou de la dénonciation. L'analyse des causes (dis tincte de la recherche des « fautes ») qui conduit à saisir le poids des structures objectives, y compris à travers la série des petites compromissions, démissions ou trahisons que l'apparition des médias a favorisées au sein du champ philosophique, pourrait donc bien être par elle-même la seule façon scientifiquement licite de rompre avec la logique individualisante du narcissisme intellectuel. L'ouverture des frontières Le changement de taille de la population des philo sophes de profession s'est accompagné d'un dédouble ment des principes d'identification et de hiérarchisation. L'opposition est suffisamment patente pour être évoquée par l'un des journalistes du domaine, mais sur le mode plaisant de la satire animalière : « C'est net : la philosophie française est divisée entre fourmis et cigales. Les pre mières sont très spécialisées. Abritées et contrôlées par d'éminentes institutions, elles amassent références et notes de bas de page [...]. Les cigales, au contraire, aiment à se faire entendre. Elles donnent volontiers dans la guérilla médiatique, les essais de circonstance et la tu rbulence des avant-gardes. Imprévoyantes et imprévis ibles, elles sont capables du pire comme du meilleur2. » Une image approchée du clivage entre le pôle savant et le pôle mondain du champ philosophique peut être obte nue grâce à la comparaison, entreprise dans une étude antérieure 3, de revues universitaires de philosophie 4 et de revues intellectuelles non spécialisées5. On constate d'abord que l'intersection des groupes de collaborateurs n'est que très partielle : seulement 7 % des collabora teurs de revues universitaires participent également à quelques-unes des principales revues intellectuelles ; par ailleurs, environ 60% des collaborateurs des secondes ayant produit un article de caractère plus ou moins phi losophique sont extérieurs au circuit universitaire, à com mencer par le personnel quasi permanent de ces revues. Corrélativement, les revues s'opposent sous le rapport des sujets traités et des manières de les traiter : alors que les revues universitaires se caractérisent par une certaine inactualité des contenus, qu'il s'agisse de questions d'éru dition (histoire de la philosophie) ou de questions dites «techniques» uploads/Philosophie/article-arss-0335-5322-1994-num-101-1-3082.pdf
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- Publié le Oct 03, 2022
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