PENSER AU 11 SEPTEMBRE, PENSER À SOI François Lagarde University of Texas, Aust

PENSER AU 11 SEPTEMBRE, PENSER À SOI François Lagarde University of Texas, Austin La guerre que livre les Etats-Unis à l’Irak était annoncée bien à l’avance, et on a amplement eu le temps d’en parler, qu’il se soit agi de lui trouver une causalité, une légitimité, une rationalité, une finalité, ou au contraire une illégalité ou une immoralité. Les attentats du 11 septembre 2001 arrivèrent au contraire sans qu’on s’y attende du tout, exception faite pour quelques rares experts et une poignée de terroristes. Et c’est après le terrible événement qu’il fallut y penser et en discourir, et non pas avant comme dans le cas de la guerre. En France, le choc fut tel qu’il fut très difficile de réaliser, sinon même de signifier et de comprendre ce qui s’était passé. Mais la folie, la violence inouïe, le crime que fut le 11 septembre étaient-ils de toute façon pensables? Et lorsqu’on a discouru sur l’attentat ou la guerre, à quoi a-t-on véritablement pensé? On voudrait montrer ici qu’on n’a moins pensé à la violence guerrière ou terroriste qu’à soi. On part ici du principe que cette violence armée ne saurait jamais être bonne ou juste, et il est à cet égard impossible de suivre Baudrillard dans son apologie d’un sacrifice terroriste dépassant les fétiches humanistes que seraient l’existence, la vérité et la liberté1. A la rigueur, la violence armée peut être rémissible lorsqu’elle est l’effet incontrôlable d’un réflexe d’auto-défense. Mais il y a toujours crime, barbarie, mal absolu lorsque le couteau de l’assassin, le missile du soldat ou l’explosif du terroriste tuent. Toutes sortes de sentiments s’expriment, toutes sortes de discours sont tenus autour de la violence volontaire armée, qu’elle soit militaire ou terroriste, étatique, dissidente ou individuelle. Les sentiments varient suivant la proximité ou l’immédiateté de la personne confrontée, et survivant, à la violence. Plus on en est proche, plus elle est insensée, terrifiante, criminelle. La distance historique ou géographique et la médiation de l’information permettent seules de l’envisager sans une répulsion absolue, mais ce faisant cette violence armée perd de sa réalité et de sa puissance symbolique, et cette 1 Jean Baudrillard, “Hypothèses sur le terrorisme”, Power Inferno, Paris: Galilée, 2002, p. 46. déréalisation implique le plus souvent un oubli, un refoulement de la violence. Baudrillard a raison de penser que les discours éloignent du choc du premier instant, et que “la puissance de l’événement se perd dans des considérations politiques et morales”2. Car il n’y a pas de mot, il n’y a pas de sens au moment où des êtres humains, innocents ou coupables, sont volontairement tués par des armes, il n’y a que de la mort voulue, de la violence perpétrée à l’encontre du droit de vivre. L’instinct du tueur est peut-être naturel – que cette nature soit mauvaise ou humaine - mais la mort du tué par arme ne saurait jamais être normale. Au moins un Français est décédé dans l’écroulement des Tours, et à cet instant de vérité, le NON qu’il a dû crier contre son arrêt de mort fut son dernier mot. Chez les autres, après l’horreur muette et paralysante que provoquent la destruction et la mort du tué dans la bataille, la parole est revenue petit à petit. Proche ou lointain, le témoin veut alors expliquer, comprendre, justifier ou condamner, il désire que du sens, même tragique, même absurde (si l’on peut dire), colmate le trou de l’innommable. Il est même possible que tous les types de discours, accusateurs, dénégateurs, pathétiques, philosophiques ou politiques aient pour fin de stabiliser le chaos que provoque l’émergence vécue ou médiatisée de la violence armée, et qu’ils cherchent à inscrire la folie de cette violence dans une sorte de réalité concevable, acceptable. Cependant les Français n’ont pas vécu le 11 septembre. C’est arrivé à la télévision, pas à la Tour Montparnasse, et ils n’ont pas pu, parfois même ils n’ont pas voulu croire à ce qui arrivait. La mauvaise qualité de l’information, dont l’image en boucle “qui ne produit plus aucun effet de réel, mais de l’incrédulité sans fin”, y furent sans doute pour beaucoup3. Mais ils détournèrent aussi le regard par une sorte de dénégation. Le réflexe est assez naturel, et les quelques survivants français qui réussirent à se sauver lors de l’effondrement des Tours ont eux-mêmes témoigné qu’ils avaient cherché à ne pas voir, à ne pas croire. Le cinéaste Naudet: “En arrivant dans cette tour, juste à ma droite, deux personnes étaient en train de brûler, deux corps qui hurlaient. J’ai détourné la caméra par 2 “Requiem pour les Twin Towers”, Power Inferno, p. 21. 3 Christian Salmon, “Le récit s’est arrêté à Ground Zero”, Libération, 24 septembre 2002. réflexe. Personne ne devrait voir ça. Même mon regard, je le regrette”4. L’entrepreneur Dellinger: “Les brûlés qui descendent ne me donnent pas la moindre idée de l’horreur qui peut se déchaîner soixante-dix étages plus haut. Ou bien est-ce que je ne veux pas voir? Pourquoi cette pudeur, pourquoi est-ce que je me détourne de ces brûlés qui descendent en exposant leurs plaies à vif? Leurs visages marqués par la douleur hurlent pourtant l’abomination. Pour ne pas savoir? Je bloque inconsciemment toutes ces pensées, pour que mon énergie ne soit pas entamée. Rester concentré, d’abord sortir, survivre”5. Ne pas voir pour survivre à l’horreur, immédiate ou médiate, tout comme on refuse longtemps de penser à sa mort, tel est le principe que beaucoup vont suivre. Augé a pensé que le 11 septembre était “un événement qui ne passe pas” parce qu’il signifiait précisément que plus personne n’échappait désormais à une possible apocalypse, ce qu’on refusait d’admettre6. Cette dénégation prendra plusieurs formes. Temporaire, effarée, et n’empêchant nullement une condamnation sans détour,lorsque par exemple Lanzman ou Kepel contemplent le visage des terroristes sans comprendre, sans rien dire7. Presque comique, si elle n’était scandaleuse, lorsque Meyssan élucubre que les attentats ont été télécommandés depuis les Etats-Unis par des services de renseignement américain8. Inquiétante, lorsque Baudrillard ne rejette pas les inventions de Meyssan mais est séduit par son négationisme de la “réalité”, dénigrant d’avance toute “vérité des faits”9. Sans doute a-t-il raison de penser que l’événement est en lui-même insensé, qu’il est un acte stupéfiant, sans réponse ni échange possibles, d’”une singularité irréductible” sans signification ni représentation. Mais refuser un sens à l’événement sous prétexte que ce serait oublier sa radicalité ou son inquiétante étrangeté10 revient à ne pas penser son histoire, à négliger sa matérialité, préférant en esquisser une sorte de métaphysique négative ou de symbolisme abstrait. Et dire que les Américains méritaient ce qui leur arrivait fut aussi une manière de minimiser, de nier le mal. Et ne faire référence qu’au 4 Jules Naudet in Pascale Nivelle, “Les yeux du cyclone; Jules et Gédéon Naudet ont filmé le 11 septembre 2001”, Libération, 6 septembre 2002. 5 Bruno Dellinger, World Trade Center 47e étage, Paris: Robert Laffont, 2002, p. 27. 6 Marc Augé, Ce qui arrive, Paris: Galilée, 2002, p. 47. 7 Claude Lanzman, “The Disaster”, Les Temps Modernes, septembre-novembre 2002, pp. 615-6. Gilles Kepel, Chronique d’une guerre d’Orient, Paris: Gallimard, 2002, pp. 112-3. 8 Thierry Meyssan, L’Effroyable imposture, Chatou: Carnot, 2002. 9 Power Inferno, p. 55. 10 Jean Baudrillard, “Le Masque de la guerre”, Libération, 10 mars 2003. World Trde Center sans jamais mentionner le Pentagone ne s’explique pas uniquement par la censure américaine mais pas cette difficulté à voir. On resta longtemps sous le choc et prêt à croire que seul l’insensé qualifiait l’événement indicible. En mars 2002, Wahnich écrivait: “Les événements n’ont pas encore trouvé de nom”, et alors que beaucoup d’explications avaient déjà été proposées, Salmon put soutenir un an après les attentats: “Peut-être faut-il simplement prendre la mesure de cette opacité, de cette illisibilité. Non pas seulement comme une insuffisance, une lacune, un manque d’information ou un retard du récit sur l’événement, mais comme le seul véritable événement. Une Epiphanie à l’envers. Le feu qui se serait abattu sur le WTC n’apporterait pas la connaissance mais l’ignorance. Il ne révélerait pas un sens caché jusque là, mais l’enfouissement, l’éclipse, la dislocation de tout sens et de tout récit”11. Qu’est-ce qu’on ne veut ou ne peut pas voir ou resentir lorsqu’on ne veut pas trouver de sens à l’événement? Ou, comme le fait Baudrillard, qu’est-ce qu’on ne veut que voir dans l’attentat, mais avec une jubilation sadique, en refusant de s’aventurer dans de possibles explications? L’inouïe destruction de la violence armée, encore une fois, la souffrance et la mort indues des victimes. Le journal tenu par Marin La Meslée pendant les trois mois qui suivirent les attentats le montre bien. Cette parisienne de gauche est d’abord sidérée et comme hébétée par l’événement mais son antiaméricanisme resurgit rapidement et bientôt elle éprouve de la satisfaction face à l’attaque des Etats-Unis. Elle suit alors avec passion l’actualité pour en comprendre “la mosaïque tragique” mais elle ne réussit pas à résoudre le rébus du sens. “L’Histoire tout court, c’est le cas de le dire, me manque”, admet-elle, et elle se contente de faire sienne l’opinion publique et uploads/Philosophie/ lagarde.pdf

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