1 UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE PHILIPPART

1 UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE PHILIPPART Jean-Sébastien LE CORPS MYTHIQUE DE L’HITLÉRISME De l’intranquillité au mal totalitaire — d’après une lecture d’E. Levinas Rapport de recherche du DEA en philosophie Promoteur : Monsieur le Professeur B. STEVENS Copromoteur : Monsieur le Professeur M. DUPUIS ANNÉE ACADÉMIQUE 2001-2002 2 INTRODUCTION EXIGENCE D’UNE COMPRÉHENSION ÉTHIQUE Encore une étude « en supplément », dira-t-on, sur ce passé qui ne veut pas passer… Mais à l’heure où, dans l’agitation d’une croisade contre l’apparente résurgence des vieux démons de l’extrême droite (impérialiste, religieuse ou nationaliste), les bonnes volontés s’embrigadent sous les feux des médias, la patience de l’intellectuel et son sens de la discré- tion s’avèrent sans doute requis1. Que signifie, en effet, dans l’espace publicitaire, le concept usé de totalitarisme — sinon le moment où la dictature atteint à sa plus grande force ? A vrai dire, il ne surprend plus… Que signifie la lutte anti-raciste, sinon qu’elle monopolise l’idée de tolérance (dont l’issue libérale repose sur la différence de l’autre « source de richesses »), comme si le racisme était la forme générique de tous les maux ? — Mais, face à la requête et à la magnitude d’un événement qui retourne l’Humanité, le malaise du chercheur peut éclater à ce point, qu’il éconduit son désir d’explication, l’abandonnant au réalisme naïf d’une juxtapo- sition des faits2. Alors, la philosophie, par quoi la question d’ores et déjà s’aggrave, a peut- être encore son mot à dire, là où il convient de parler justement et sous l’impression de l’intransmissible. Déjà, son écriture peut, quant à elle, passer outre, non violemment, à cette timidité qui consiste à s’encombrer du postulat selon lequel expliquer, c’est excuser. « Com- prendre […] ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à partir de précédents ce qui est sans précédent … »3 Contre une acceptation passive du poids des évé- nements, « comme si ce qui est arrivé devait fatalement arriver »4, il s’agit de « regarder la réalité en face avec attention »5, en vue d’animer le passage d’une morale de conviction à une éthique de la responsabilité. A la réconfortante rhétorique de l’indignation dont l’acte de dis- qualification pense (paradoxalement) conjurer l’éternel retour de la barbarie, le foyer philoso- phique substitue l’attention de son éveil — noyau dur de l’humanisation et de l’œuvre démo- cratique. L’engagement de la bonne volonté doit être habité par la hantise de sa propre ré- flexion, à moins de s’enfermer inconsciemment dans le cercle d’un « -isme ». C’est précisé- ment ce perpétuel effort d’approfondissement qui, par delà les constructions doctrinales et les superstructures idéologiques, atteint la chose même — source d’insomnie, la découverte du sens prise dans une ouverture impossible à geler. 1 « — … L’engagement agglomère les hommes, à leur insu, en partis. Leur parler se mue en politique. Le langage des en- gagés est chiffré. — Qui parle en clair de l’actualité ? Qui s’exprime selon son cœur sur les hommes ? Qui leur montre son visage ? — Celui qui s’exprime par ‘‘substance’’, ‘‘accident’’, ‘‘sujet’’, ‘‘objet’’ et autres abstractions… » (Emmanuel LEVI- NAS, citation en épigraphe de Signature, in Difficile Liberté, Essais sur le judaïsme (Coll. « Présences du judaïsme »), Paris, Albin Michel, 1995, p. 371.) 2 Nous songeons ici à Saul Friedlander, éminent historien spécialiste de la question juive, dont l’œuvre demeure résolument allergique au signifié, lorsqu’il s’agit de l’antisémitisme nazi. Par exemple : « La paralysie de l’historien provient de la si- multanéité et de l’interaction de phénomènes entièrement hétérogènes : fanatisme messianique et structures bureaucratiques, impulsions pathologique et décrets administratifs, attitudes archaïques et société industrielle avancée. […] Nous savons dans le détail ce qui est advenu, nous connaissons la séquence des événements et leur enchaînement probable, mais la dynamique profonde du phénomène nous échappe. » (Saul FRIEDLANDER, De l’antisémitisme à l’extermination, Esquisse historiogra- phique et essai d’interprétation, in L’Allemagne nazie et le génocide juif, Colloque de l’école des hautes études en sciences sociales (Coll. « Hautes études »), Paris, Editions du Seuil, 1985, p. 38.) Dès lors, cette carence du signifié au profit du seul référent ne manque pas de produire un nouveau sens — objet d’un blâme absolu qui réalise émotivement la grandeur du crime ressortissant à l’injustification absolue. Or, tout blâme risque de se prolonger en déploration infinie et en mélancolie désarmante… — Sur les grands débats rassemblant, à la fin du XXe siècle, historiens et philosophes quant à l’essence indi- cible de la solution finale, cf. Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli (Coll. « L’ordre Philosophique »), Paris, Edi- tions du Seuil, 2000, Deuxième partie, Histoire épistémologie, p. 329-339. 3 Hannah ARENDT, Sur l’antisémitisme (Coll. « Diaspora »), Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 16. 4 Ibid., p. 16 et 17. 5 Ibid., p. 17. 3 Or, si une étude phénoménologique se doit de percevoir le phénomène comme un tissu de modalités exprimant une intentionnalité fondamentale, nous avons appris avec Emmanuel Levinas que la sensibilité reste préalable à toute intentionnalité. « ‘‘La transcendance se pro- duit par la kinesthèse où la pensée se dépasse non pas en rencontrant une réalité objective, mais en accomplissant un mouvement corporel.’’ »6 Que la sensibilité lévinassienne puisse s’imposer dans une phénoménologie du nazisme est de soi compréhensible. Loin de se rapporter unilatéralement à l’événement du nazisme, de se laisser réduire à une réplique qui aurait fait suite à la catastrophe, la conscience lévinas- sienne n’aura d’ores et déjà pas pu ne pas être affectée par le traumatisme, et vivra sous le poids d’un passé dont la souffrance exigera des réponses, faisant droit à cette invocation de ne pas sombrer dans l’oubli, de ne pas tout simplement donner raison aux bourreaux. Sujet comme être incarné c’est-à-dire sensible malgré lui à l’appel de l’offensé qui taraude. Mais déjà en 1934, dans un pressentiment incessant du drame, notre philosophe écrit « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme »7. Eveillé aux menaces terri- fiantes du nazisme, il en livre une interprétation dont le geste se veut d’éclairer un état d’esprit, une nouvelle manière d’être-au-monde. Or, ce nouveau rapport se constitue à travers le privilège accordé au corps. Au dépassement progressiste de la facticité du non-moi que l’humanisme occidental vise, grâce au jeu a priori de la liberté — mais jeu dans l’intervalle duquel, précisément, le pouvoir de douter s’expose au scepticisme —, le national-socialisme substitue un sentiment de retour à l’être, l’expérience d’une authenticité vécue par l’attache- ment à l’hérédité et aux voix du sang. Certes, la petite étude de 1934 oppose deux camps : celui du racisme et celui de l’autonomie — qui se libère de l’histoire ou du fait accompli en effectuant le commencement incessamment renouvelé du présent. Or, nous savons que la maturité lévinassienne n’est pas celle d’un sujet qui tire de lui-même la loi de son gouvernement : la limitation par l’histoire deviendra (en un certain sens) la condition, par excellence, du sujet éthique8. — Il reste, ce- pendant, que c’est notre rencontre avec ce texte — stigmatisant le paganisme national- socialiste rivé à ses racines, se signifiant par cette adhérence même contre celui pour qui l’être ne va pas sans sa mise en question — qui fut l’instigatrice du présent travail. Son titre « Le corps mythique de l’hitlérisme » y fait ainsi écho à sa manière. En effet, comme nous l’avons suggéré plus haut, fût-ce à la lumière d’un Levinas plus tardif, nous demeurons convaincus de pouvoir comprendre l’hitlérisme sous l’angle du corps — où devrait se laisser saisir la déci- sion originaire. Si le corps de 1934 correspond encore à la détermination d’une Stimmung — qui doit, dès lors, s’originer dans un rapport au temps (l’acceptation du destin) —, la corporéi- té, chez Levinas, recevra bien assez vite toute la primauté qui lui est due. Quant au substantif « hitlérisme » (bien qu’il ne sera pas employé systématiquement pour des raisons littéraires), il renvoie lui aussi à la sémantique de 1934 où « [l]oin d’étudier les représentations de sujets particuliers, il s’agit d’orienter le projecteur sur un état d’esprit, sur une conscience collec- tive ou plutôt impersonnelle. »9 Enfin, qualifier le phénomène de « mythique » a pour voca- tion de signifier, en deçà de toute dimension ontique de l’attirail idéologique déployé, la my- thification en laquelle le nazi s’assure expressément une persistance dans la brutalité du fait d’être. « [C]’est parce le mythe peut se définir comme un appareil d’identification que 6 Craig R. VASEY citant E. LEVINAS, in Le corps et l’Autre, in Exercices de la patience , 1980, n°1, Obsidiane, p. 38. 7 E. LEVINAS, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, suivi d’un essai de Miguel ABENSOUR, Le Mal élémental (Coll. « Rivages poche / Petite bibliothèque »), Paris, Payot & Rivages, 1997, 108 p. 8 Cf. Michel DELHEZ, « Introduction au ‘‘monothéisme politique’’ d’Emmanuel Levinas, Dieu et la politique des droits de l’Homme », dans Cahier Esphi, 1997, n° 22 (mai), 43p. L’auteur insiste sur ce qu’il appelle uploads/Philosophie/ le-corps-mythique-de-lhitlerisme-de-lint.pdf

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