LA NOSTALGIE DU STYLE ? RÉFLEXIONS SUR L'ÉCRITURE PHILOSOPHIQUE DE JEAN-PAUL SA
LA NOSTALGIE DU STYLE ? RÉFLEXIONS SUR L'ÉCRITURE PHILOSOPHIQUE DE JEAN-PAUL SARTRE Gilles Philippe Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2005/1 - n° 47 pages 45 à 54 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-1-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Philippe Gilles, « La nostalgie du style ? Réflexions sur l'écriture philosophique de Jean-Paul Sartre », Rue Descartes, 2005/1 n° 47, p. 45-54. DOI : 10.3917/rdes.047.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 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Science des « formes de contenu », la rhétorique l’emporterait donc largement sur la stylistique, simple science des « formes de l’expression », dont on veut souvent croire qu’elles ne sauraient avoir, dans la démarche de la pensée, qu’un rôle d’appoint. La position peut paraître naïve, en ce qu’elle repose, malgré elle, sur une opposition entre le fond et la forme; elle est pourtant de bon sens, et c’est pour cela même qu’une lecture stylistique des textes philosophiques a toujours à se justifier, à faire ses preuves, c’est-à-dire à montrer autre chose. Dans le cas de Jean-Paul Sartre, le préjugé méthodologique face à l’analyse du style des textes spéculatifs semble encore amplifié par le fait que l’auteur lui-même a précisément exclu son écriture philosophique, avec l’ensemble des discours qu’il qualifie de « techniques », du groupe de ses productions pour lequel la notion même de « style » était pertinente. Bien sûr, le mot connaît, dans l’œuvre de Sartre, plusieurs acceptions: parfois héritier des classiques et des scolaires, celui-ci considère par endroits le style comme un simple équivalent du bien- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie 46 | GILLES PHILIPPE écrire; plus souvent héritier des romantiques, il définit ailleurs la notion comme la marque que l’individu laisse dans son énoncé, ou plus exactement – car le premier existentialisme fut un romantisme plus encore qu’un humanisme – comme l’appropriation par une singularité de l’universalité abstraite de la langue, ou – réciproquement – comme propriété de la langue de n’exister qu’à travers des singularisations momentanées 1. Mais dans ses derniers entretiens, ceux-là mêmes où – alors que la cécité lui ôte la capacité d’écrire – Sartre revient sur l’opposition entre une pratique esthétique et une pratique technique du discours, il définit le style comme un type spécifique d’usage du langage et comme élément constitutif de la littérarité: le mot désigne désormais le fait d’employer la langue de sorte que chaque phrase permette de « dire trois ou quatre choses en une ». Or, cette définition du style – qui peut sembler d’abord bien anodine – est avancée par Sartre moins pour caractériser la rédaction littéraire que pour dire ce que la rédaction philosophique n’est pas: « En philosophie, chaque phrase ne doit avoir qu’un sens 2.» Sartre a d’ailleurs expliqué les raisons pour lesquelles la possibilité offerte à la littérature de dire plusieurs choses à la fois devait être refusée à la philosophie: c’est que la première représente plus qu’elle ne communique, tandis que la seconde communique plus qu’elle ne représente, et qu’elle est donc soumise au principe d’univocité et de clarté. Si Sartre estime que ses écrits philosophiques sont « techniques », c’est donc moins par leur forme linguistique, que par leur finalité pragmatique, puisqu’ils visent la transmission efficace d’un savoir théorique et pratique. On comprend en tout cas que cette technicité n’a que peu à voir avec les choix lexicaux d’un auteur; on peut bien sûr estimer que la prose de Sartre s’encombre trop de termes empruntés aux Grecs et aux Allemands, mais il n’y a rien ici de si exceptionnel, ou même de si gênant qu’une note de bas de page, ou une glose définitoire sous la forme d’une parenthèse ou d’une incidente ne puisse aisément régler; de plus, cette remarque s’applique assez bien à la première partie de l’œuvre philosophique de Sartre (celle qui culmine dans L’Être et le Néant), mais fort peu à la seconde, celle que Sartre – précisément – range du côté des écritures techniques. La « technicité » de la prose philosophique de Sartre n’est donc pas une question de vocabulaire, mais essentiellement de gestion même de la ligne discursive: il s’agirait pour le philosophe – semble-t-il – de tout expliciter, de dédensifier au maximum son propos, de telle sorte que les choses soient dites les unes après les autres et non 1. Voir encore « Plaidoyer pour les intellectuels » [1965]; Situations VIII, Gallimard, 1972, p. 449. |2. « Autoportrait à soixante-dix ans » [1975], entretien avec Michel Contat; Situations X, Gallimard, 1976, p. 137-138. Le problème du style revient dans un des tout derniers entretiens importants de Sartre, celui qu’il donne à Michel Sicard en 1977 et qui paraît en 1979 sous le titre « L’écriture et la publication », dans Obliques (n° 18-19). Mais la question de la spécificité de l’écriture philosophique n’y est pas abordée avec la même profondeur que dans l’entretien de 1975. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie CORPUS | 47 pas toutes à la fois, comme ce serait le cas dans un texte « en style ». C’est ce qui donne à l’écriture de la Critique de la Raison dialectique cet aspect hyperanalytique qui radicalise fortement les partis pris rédactionnels de L’Être et le Néant. Tout semblerait alors dit, et il ne resterait plus ici qu’à faire la liste des traits formels caractérisant cette « manière » philosophique de Sartre: omniprésence des connecteurs logiques, renforcement systématique des liens anaphoriques, déploiement périodique de la « phrase » contre la tentation de la « formule », etc. Assurément, de telles caractéristiques ne sont pas propres à la prose philosophique sartrienne (et n’ont d’ailleurs pas vocation à l’être, pour les raisons qu’on a dites), mais il y a dans cette dernière une fuite en avant dans la surexplicitation qui surprend, et dont il faut tenter de rendre compte en reprenant peut-être les choses de bien plus loin, et notamment en se souvenant de cet anti-logocentrisme profond qui n’a pas encore été suffisamment souligné dans la pensée sartrienne du langage. Ainsi, quand l’auteur de L’Idiot de la famille dit l’étonnement qui fut le sien en découvrant combien Flaubert donnait à la réalisation orale de la langue la préséance sur sa réalisation écrite («Tout le problème de Flaubert avec le langage, la priorité donnée au langage oral sur le langage écrit, je ne l’ai découvert qu’il y a peu de temps 3 »), sa perplexité tient moins à l’interprétation désormais littérale qu’il entend donner de la catégorie flaubertienne d’« indisable », qu’à l’idée même que la bouche dise mieux le réel que la page ne l’écrit; c’est d’ailleurs cet anti- logocentrisme intuitif mais radical (« Je pense qu’il y a une différence énorme entre la parole et l’écriture 4 ») qui a rendu Sartre imperméable aux avancées de la linguistique de son temps 5. Mais pourquoi une telle valorisation du medium graphique? et en quoi cet anti- logocentrisme peut-il expliquer les choix d’écriture dans la prose philosophique de Sartre? On l’a compris, la malédiction de la langue pour ce dernier, c’est qu’elle est linéaire: les signes linguistiques apparaissent les uns après les autres, et le sens se construit dans la succession des énoncés ; la langue ne permet donc pas de dire à la fois ce qui est vrai à la fois; en cela, elle ne peut coïncider avec le réel. Or, cette malédiction, la manifestation graphique du discours – réalité spatiale avant que uploads/Philosophie/ la-nostalgie-du-style-reflexions-sur-l-x27-ecriture-philosophique-de-jean-paul-sartre.pdf
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- Publié le Aoû 14, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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