139 Le désir de Merleau-Ponty Le désir de Merleau-Ponty Michel Dalissier J’avai
139 Le désir de Merleau-Ponty Le désir de Merleau-Ponty Michel Dalissier J’avais le plus vif désir de comprendre Maurice Merleau-Ponty 1. Introduction « Le désir de Merleau-Ponty » ? Cette expression doit s’entendre aux deux sens du géni- tif. D’une part, en un sens objectif, la philosophie de Merleau-Ponty exerce sur le lecteur une étrange attirance, quand elle ne suscite pas en lui une forte répulsion. Il y a un désir qui se porte vers cette philosophie, sa prose envoûtante, ses notions sibyllines et ses élans prometteurs. Or, un tel désir se doit d’être porté à la question : que signifie-t-il ? Sa philosophie est-elle à même d’y répondre ? En clair, et d’autre part, en un sens subjectif, quelle est la place du désir chez Merleau-Ponty, autrement dit au sein de sa pensée ? S’il parle très peu de la volonté (laquelle est traditionnellement conçue comme s’opposant voire dépassant le désir 2), que nous dit-il du désir ? Bien des choses sans doute, si l’on réfléchit à la condition même du désir, à savoir l’incarnation : le désir naît de la chair, dont Merleau-Ponty est l’un des grands penseurs. Le désir est « œuvre de chair » dit Renaud Barbaras 3. La chair la plus protoplasmique désire ; mais un nombre, une chaise, un concept ne désirent pas. Dès lors, en quoi le désir constitue-t-il une telle œuvre pour Merleau-Ponty ? Ou encore, il y a bien comme 138 メ ルロ =ポ ンテ ィ 研究 第21 号 le note Emmanuel de Saint Aubert, « une secrète générativité de la chair comme être de désir, qui donne à tout être ses axes générateurs, qui nous fait tenir debout et fait tenir le monde debout devant nous, fait exister ensemble toutes les choses sous nos yeux et dans nos mains 4 ». Mais précisément : comment Merleau-Ponty pense-t-il le lien entre le désir et cette fonction d’existence ? Un tel lien relève-t-il de la psychologie, de la phénoménolo- gie, de l’ontologie ? Et faut-il même choisir entre elles ? C’est à de telles questions que nous voudrions répondre ici. La signification métaphysique du désir Le désir apparaît dans la Phénoménologie de la perception au niveau de l’analyse de la sexualité. Or, il y a une signification métaphysique de la sexualité. La métaphysique « commence avec l’ouverture à un ‘autre’, elle est partout et déjà dans le développement propre de la sexualité 5 ». Dès lors, cette signification s’étend au désir, lequel, verrons- nous, apparaît de manière privilégiée comme désir sexuel. Ainsi, le désir est métaphy- siquement un organe d’ouverture à un autre. En quoi est-il méta-physique ? Comme nous le développons ailleurs, la métaphysique chez Merleau-Ponty ne dé-passe rien vers une transcendance, vers l’Être ou l’Autre. Elle nous replonge perceptivement au cœur du monde, avec les autres, elle in-carne, elle in-corpore 6. C’est ainsi qu’il faut entendre cette déclaration de Merleau-Ponty en 1946, dans son cours Fondements de la Psychologie : « La sexualité a [une] signification métaphysique, mais la métaphysique n’est pas un au- delà du corps 7. » Si la métaphysique est donc celle de l’inter-subjectivité, comment cela se traduit-il spéci- fiquement au niveau du désir ? En ceci que le désir participe de la façon dont le mé- taphysique se fait dans l’homme, selon l’essai du même nom 8. Lors de ses conférences de Mexico de 1949, Merleau-Ponty s’appropriera même une analyse sartrienne, en déclar- ant : « Le désir n’est pas seulement explicable physiologiquement : il y a une signification métaphysique comme désir humain 9. » Le désir n’est plus conçu en l’homme comme une passion à multiples espèces, distincte de la raison, comme chez Descartes 10. Il se fait en 137 Le désir de Merleau-Ponty nous, femmes et hommes. Il nous tiraille ainsi : Je désire, mais suis-je désiré ? Le désir n’est pas automatique, ne va pas de soi : il se révèle habité d’une dualité consti- tutive, se fait âprement dans l’ambiguïté. D’où l’attention apportée par Merleau-Ponty au phénomène de l’érotisme 11, ou à l’expression du désir animal, dans le deuxième cours sur la nature 12. À quoi bon se cacher et se montrer, célébrer cette fête joyeuse ou risquée du désir, s’il n’en va que de la re-production et de la perpétuation de l’existence ? Ce rapport de « séduction », analysé par Sartre comme visant à « occasionner chez autrui la conscience de sa néantité en face de l’objet séduisant », ne se limite pas chez Merleau- Ponty au niveau sexuel ou amoureux, mais concerne la « perception d’autrui et le dia- logue », comme l’analyse La prose du monde 13. Or, c’est dans une semblable irréductibilité du désir à l’existence et à la sexualité la plus physiques que réside le « drame sexuel », qui exprime la nature métaphysique du désir en l’homme, comme conscience et liberté, plutôt que dans l’animal (conscience juste- ment dite métaphysique 14). Merleau-Ponty s’accordait en effet, dès la Phénoménologie de la perception, à reconnaître que la pudeur, le désir, l’amour en général ont une signification métaphysique, c’est-à-dire qu’ils sont incompréhensibles si l’on traite l’homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles, ou même comme un ‘faisceau d’instincts’, et qu’ils concernent l’homme comme conscience et comme liberté 15. Pourtant, à ce régime, il n’y a pas de spécificité métaphysique du désir. La preuve en est que Merleau-Ponty lui préférera les autres membres du « trio », amour et pudeur, pour approcher la signification métaphysique de la sexualité. En effet, d’une part, l’amour en général possède au plus haut point cette signification générale, parce qu’il en vit les contradictions : « Les contradictions de l’amour se relient donc à un drame plus général qui tient à la structure métaphysique de mon corps, à la fois objet pour autrui et sujet pour moi 16. » D’autre part, la pudeur et l’impudeur possèdent déjà cette signification en tant qu’elles « expriment » la dialectique du maître et de l’esclave et de la « pluralité des 136 メ ルロ =ポ ンテ ィ 研究 第21 号 consciences » dans le jeu voilé de la reconnaissance 17. Mais rien n’est dit du désir et de sa signification métaphysique, en lien avec de telles notions, éminemment métaphysiques, de contradiction, pluralité et conscience 18. À tout le moins, appliquons ce que Merleau-Ponty dit de la pudeur et de l’amour au désir : on ne désire que ce que l’on ne peut avoir, car l’objet du désir une fois possédé n’est plus l’objet du désir. Je désire l’impossible, le mystérieux, l’inatteignable et c’est là un simple fait négatif. La signification métaphysique s’exprimerait dans une structuration paradoxale, exigeant autrui pour le faire disparaître et présentant des aspects sartriens 19, dans ses caractères de négation, de conflit et d’échec. Mais est-ce là tout ? Cette première approche ne laisse-t-elle justement pas à désirer ? « Entre » pudeur et amour ? En quoi le désir se trouve-t-il placé « entre » la pudeur et l’amour, dans cette triade qui illustre le « développement de la sexualité » ? Certainement pas au sens d’un milieu géo- métrique à égale distance d’extrémités séparées. Cet intervalle a le sens d’un interstice fédérateur d’éléments qui ménage leurs communications souterraines ; c’est celui qui noue aussi l’inter-subjectivité, l’inter-monde, le désir et la volonté et le chiasme. Il con- vient donc de comprendre qu’avec le désir, il est presque déjà trop tard pour la pudeur : le désir sera impudique ; mais il est presque encore trop tôt pour l’amour : le désir se fait haineux, dominateur, tyrannique (ἐπιθυμία). D’où un trait remarquable : le désir, secret, est concomitant de l’élimination du témoin. Dans la pudeur en effet, je cherche à me retrancher de toute altérité, sans distinction et il est presque trop tôt pour que le jeu du désir s’installe pleinement. Autrui et témoin se confondent dans une vision de survol qui pèse sur le ou la pudique. Il lui semble que « le regard étranger qui parcourt son corps le dérobe à lui-même » et il cherche à fuir tout regard sans distinction 20. La pudeur se retranche dans l’intériorité privée et refuse la complicité du désir. Elle cherche à couper court au désir, mais l’attise en réalité. La pu- deur n’est pas encore désir : elle réagit à un désir, comme l’illustre cet exemple, dans Le visible et l’invisible, d’une « femme qui sent son corps désiré et regardé à signes impercep- 135 Le désir de Merleau-Ponty tibles, et sans même regarder elle-même ceux qui la regardent » 21. Certes, Merleau-Ponty en propose une interprétation liée à la psychanalyse, et nous montrons ailleurs qu’il s’agit là aussi de la structuration d’un comportement qui illustre aussi une « hypocrisie mé- taphysique » 22. Il n’en demeure pas moins que l’exemple concerne avant tout la pudeur, plutôt que le désir et l’amour. Dans l’amour au contraire, je me déclare tout entier à autrui, publiquement et il est presque trop tard pour que le jeu intime du désir s’installe pleinement. Qu’il y ait uploads/Philosophie/ le-desir-de-merleau-ponty 2 .pdf
Documents similaires










-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 11, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.6891MB