1 Descartes et le Deus deceptor. Héritage et transformation d'une objection néo
1 Descartes et le Deus deceptor. Héritage et transformation d'une objection néo- académicienne Fernando Bahr UNL/CONICET Argentina 1. L’objection de Cicéron Dans une certaine mesure, la philosophie de l’époque hellénistique a été maîtrisée par le débat entre académiciens et stoïciens autour de l’idéal de la sagesse humaine. Les uns et les autres, héritiers des enseignements socratiques, étaient d’accord sur l’idée que la plus haute vertu du sage était le soin qu’il prenait de ne pas se laisser séduire ni tromper, ou, autrement dit, que le sage ne pouvait pas avoir d’opinions ni se prononcer lorsqu’il n’était pas certain de la vérité de son jugement.1 Les stoïciens affirmaient qu’une telle chose était possible, au moins sur les principes: le sage stoïcien se définissait justement par ne pas avoir d’opinions mais des connaissances vraies qui ne pouvaient se transformer en fausses.2 Les académiciens, au contraire, niaient cette possibilité et soutenaient en revanche que, puisque le sage fatalement aurait une opinion dans le cas d’assentir à une proposition, la seule attitude compatible avec la sagesse était de ne pas assentir à aucune proposition, c'est-à-dire, suspendre le jugement.3 C’est dans le contexte d’un tel débat que l’on doit situer le passage des Académiques de Cicéron où Lucullus se souvient, pour la discréditer, d’une certaine objection que les sceptiques académiciens faisaient à ses adversaires stoïciens dans le but de leur prouver qu’aucune impression cognitive pouvait dépasser le statut de simple opinion. Cette objection prend pour point de départ une croyance admise par les stoïciens, à savoir, « que certaines visions viennent d’un dieu, par exemple celles qui nous apparaissent en songe et dont nous demandons l’interprétation aux oracles, au vol des oiseaux, aux entrailles des victimes »4. Les académiciens demandaient, en conséquence, comment la divinité, qui nous fait paraître probables ces visions fausses ne pourrait pas aussi nous en offrir qui approchassent des véridiques d’aussi près que possible et, si elle peut nous offrir de telles, pourquoi pas d’autres si semblables aux vraies 1 Cf. Cicéron, Académiques, II, XX, 66; Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 156-158. 2 Cf. Diogène Laërce, VII, 121. 3 Cf. Académiques, II, XXI, 67. 4 Académiques, II, XVI, 47. Je cite selon la traduction de Charles Appuhn: Cicéron, De la divination. Du destin. Académiques, Paris, Garnier, 1937, p. 403. 2 qu’il fût extrêmement difficile de les en distinguer ou enfin de telles qu’on ne les en distinguât pas du tout.5 Lucullus interprète l’objection comme un exemple du redoutable argument appelé sorites, lequel, dans ce cas, en passant graduellement du probable au très vraisemblable, du très vraisemblable à ce qu’à peine on peut distinguer du réel, et de cette distinction difficile à une directement impossible, porte l’adversaire à admettre ce que d’une autre manière ni lui ni personne admettrait. Le secret pour échapper à ce piège, dit Lucullus, est d’arrêter le sceptique dans un certain moment de sa progression ne lui accordant pas ce que sa question demande et, donc, faisant exclusivement à lui responsable de l’erreur où amène le paradoxe. Dans le cas des visions divines, il considère spécifiquement qu’il y à un point auquel aucun adversaire de l’académicien donnera son consentement: « Qui, en effet, lui accordera ou que Dieu peut tout ou que, le pouvant, il fera de sa puissance pareil usage? »6. L’argumentation remémorée par Cicéron a eu plus tard une longue et complexe histoire. Il ne pouvait en être autrement au sein d'une culture dominante en Occident, la chrétienne, qui affirmait expressément ce qui Lucullus refusait d'accorder à son adversaire sceptique, c'est à dire, un Dieu tout puissant; une culture, en outre, qui définit sa relation avec la divinité précisément à partir de une telle qualité: credo in unum Deum patrem omnipotentem. René Descartes fait partie de cette histoire avec l’hypothèse d’un Dieu qui peut tout et qui pourrait être trompeur. ¿Est-il vraisemblable qu’elle ait eu sa source dans le passage des Académiques? Philosophes comme Vico et Leibniz l’ont ainsi suggéré7. Au vingtième siècle, la 5 Académiques, II, XVI, 47; trad. Appuhn, p. 403. 6 Académiques, II, XVI, 50; trad. Appuhn, p. 405. 7 « Je peux mettre en doute si je sens, si je vis, si je suis une chose étendue, et, pour finir, si je suis absolument; à l’appui de cette argumentation [Descartes] invoque le concours d’un génie fallacieux qui nous peut tromper ; de manière similaire, le philosophe stoïcien de qui parle Cicéron dans les Académiques, pour prouver cette même chose, recourt à une invention et se sert d’un songe envoyé par la divinité » (Giambattista Vico, De antiquissima italorum sapientia, lib. I, cap. 1, § 2, Neapoli, 1710, p. 31). « Mais c’est icy que vous avez raison de nous arrester un peu et de renouveller les plaintes de l’ancienne Academie. Car dans le fonds, toutes nos experiences ne nous asseurent que de deux, sçavoir qu’il y a une liaison dans nos apparences qui nous donne le moyen de predire avec succès des apparences futures, l’autre que cette liaison doit avoir une cause constante. Mais de tout cela il ne s’ensuit pas à la rigueur qu’il y a de la matiere ou des corps, mais seulement qu’il y a quelque chose qui nous presente des apparences bien suivies. Car si une puissance invisible prenoit plaisir de nous faire paroistre des songes bien liés avec la vie precedente et conformes entre eux, les pourrions-nous distinguer des realitez qu’apres avoir esté eveillés? Or, qui est ce qui empeche que le cours de nostre vie ne soit un grand songe bien ordonné? dont nous pourrions estre détrompés en un moment. Et je ne voy pas que cette puissance seroit pour cela imparfaite, comme asseure M. des Cartes, outre que son imperfection n’entre pas en question » (Lettre de Leibniz à Simon Foucher, 1675, Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Zweite Reihe, Philosophischer Briefwechsel, Erster Band, 1663- 1685, Berlin, Akademie Verlag, 2006, N. 120, p. 390). 3 conjecture a été renouvelée par des interprètes aussi prestigieux qu’Henri Gouhier8, ou, plus récemment, Stephen Menn.9 En tout cas, il est clair que Descartes connaissait les arguments du scepticisme académicien10 et que l’hypothèse, ayant ou non Cicéron à son origine, se trouve dans le cœur des Méditations. On va essayer de la regarder de plus près, mais, d’abord, pour la comprendre dans sa gravité, il sera convenable de présenter brièvement la transformation que cette hypothèse, elle, a subi dans la Philosophie Médiévale, transformation que, néanmoins, comme l’on va tenter de le montrer, n’ignore pas ses liens d’origine avec le scepticisme académicien. 2. Le débat médiéval autour de la toute-puissance. Le sujet de la toute-puissance de Dieu a été déjà traité par quelques Pères de l’Église; entre autres, Augustin et Jean Damascène.11 Il se va présenter comme point important de discussion également dans la philosophie scolastique: chez Pierre Damien, par exemple, qui lui consacre un opuscule célèbre, et chez Thomas d’Aquin, qui nie explicitement l’une des thèses de Damien, à savoir, que Dieu puisse faire que le passé ne fût pas.12 Les controverses plus fortes sur ce sujet se donneront, cependant, à partir des écrits de Guillaume d’Ockham et du « mouvement ockhamiste », où la question se posera en termes qui seront semblables à ceux de Cicéron. En effet, Ockham demande « s’il peut y avoir une connaissance intuitive d’un objet non existant » et sa réponse est « oui ». Pour fonder cette position, il fait appel à trois principes: a) que Dieu est tout-puissant, c’est-à-dire, qu’on doit attribuer à son pouvoir tout ce qui n’est pas contradictoire; b) que tout ce que Dieu peut faire par l’intermédiaire de ses causes secondes, peut le faire immédiatement par lui-même; et c) que toute chose absolue, distincte d’une 8 « Les erreurs de sens, les délires, les rêves, les erreurs de raisonnement sont des arguments classiques ; on trouve même chez Cicéron une préfiguration de l’hypothèse du Dieu trompeur » (H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962, p. 35). 9 Stephen Menn, Descartes and Augustine, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 245. 10 Descartes mentionne six fois à Cicéron, mais toujours dans contextes étrangers au scepticisme. À l’égard de sa connaissance des écrits sceptiques, nous nous rapportons à un passage assez connu des Réponses aux Deuxièmes Objections: « …encore que j'eusse vu il y a longtemps plusieurs livres écrits par les Sceptiques et Académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais une viande si commune » (René Descartes, Méditations métaphysiques, Chronologie, présentation et bibliographie de J.-M. Beyssade et M. Beyssade, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 257 ; AT, IX, 103). 11 Par exemple, Augustin, Contra Faustum Manichaeum, lib. XXVI, cap. 5 (PL, vol. XLII, pp. 481-482), et Jean Damascène, De fide orthodoxa, Lib. II, cap. XXIX (PG, vol. XCIV, pp. 963-970). 12 Pierre Damien, Opusculum tricesimum sextum: De Divina Omnipotentia in reparatione corruptae, et factis infectis reddendis (PL, vol. CXLV, spécialement cap. V, pp. 601-602); Thomas d’Aquin, Summa Theologica, I, q. 25, a. 3-4 4 autre selon le lieu et uploads/Philosophie/bahr-descartes-et-le-deus-deceptor.pdf
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- Publié le Mar 17, 2022
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