Patrick Charaudeau Université de Paris 13 Centre d'Analyse du Discours LE FONDE
Patrick Charaudeau Université de Paris 13 Centre d'Analyse du Discours LE FONDEMENT D'UNE GRAMMAIRE DU SENS A PARTIR DU MODELE ONOMASIOLOGIQUE DE BERNARD POTTIER Ce n'est pas l'étude d'une question de linguistique que je voudrais exposer ici. Ayant commis il y a quelques années une grammaire sémantique, je voudrais en montrer le soubassement théorique, car si l'on n'est guère assuré qu'une grammaire soit le reflet de la langue, elle est en tout cas le témoin des enjeux théoriques d'une époque. De ce point de vue, je m'inscris, pour le dire vite, dans une double filiation sémantique : la filiation structuraliste des années 70-80 ; la filiation énonciativo-pragmatique des années 80-90. Rappelons-nous : les «temps des verbes» (G. Guillaume, H. Weinrich, J. Fourquet), les «éléments de relation» (B. Pottier), les «modalités» (J. Lyons, B. Pottier), les «quantificateurs» et une nouvelle «logique du sens» (O. Ducrot, R. Martin), les théories «casuelles» (Ch.J. Fillmore, J.M. Anderson) qui ont contribué à sémantiser les constructions syntaxiques, la théorie de l'«énonciation» qui s'est attachée à décrire plus particulièrement le fonctionnement de la deixis (E. Benveniste, A. Culioli) ; puis, postérieurement, la théorie des «actes de parole» initiée par J.L. Austin et J. Searle qui a trouvé de nombreux prolongements dans les études des cognitivistes. Les catégories qui sont issues de ces approches ne cessent d'être discutées autour de la question de savoir si elles peuvent être déclarées universelles, si elles correspondent à des catégories de pensée (indépendantes des langues) ou à des catégories strictement linguistiques. Dans cette double filiation —qui fut quelque peu occultées par la grammaire générative puis par certains modèles cognitivistes— a toujours prédominé pour moi la démarche inductivo-déductive de Bernard Pottier : en partant d'une analyse fine des usages (parcours sémasiologique), on tente de reconstruire des opérations mentales à différents niveaux d'abstraction, opérations ordonnées de façon à pouvoir suivre le processus de catégorisation allant d'un niveau conceptuel d'intention de sens au niveau de l'expression (parcours onomasiologique). C'est cette démarche qui a présidé à la construction de ma grammaire, mais encore fallait-il se demander ce que c'est qu'une grammaire. Les sciences humaines et sociales nous ont appris qu'il fallait toujours essayer de comprendre dans quel enjeu social s'inscrivent les objets que l'on étudie ou que l'on construit. On ne peut continuer à considérer la grammaire d'une langue comme si cet objet existait hors de tout enjeu social. Examinons donc d'abord cette question avant d'aborder les principes qui ont présidé à la construction de cette grammaire du sens. Grammaire et contexte social La description d'une langue, ainsi que son enseignement, s'inscrit dans un contexte social, et c'est la nature de ce contexte qui fait que les pratiques de l'une et de l'autre sont différentes. A chaque contexte correspond un état de la demande sociale, et c'est celui-ci qui commande (ou du moins suscite) la réalisation d'objets particuliers et de méthodes pour les élaborer, créant ainsi un «marché» des objets et des outils. Si l'on applique cette hypothèse socio-économique au domaine des sciences et de l'enseignement, on observera qu'il existe deux types de marché : - un marché des systèmes de pensée dans lequel rivalisent différentes théories et explications savantes sur la langue, chacune se définissant d'après ses propres postulats et outils d'analyse. C'est ici que l'on trouve différentes théories linguistiques (structuralistes, génératives, sémantiques, psycholinguistiques, sociolinguistiques, pragmatiques, etc.). C'est dans ce cadre que l'on continue à écrire des thèses et des ouvrages savants sur telle ou telle question linguistique (les quantificateurs, les articles, la deixis, les modalités, etc.). - un marché des systèmes d'exploitation dans lequel rivalisent différents produits pédagogiques qui sont finalisés selon des objectifs d'apprentissage et des publics d'utilisateurs plus ou moins déterminés. C'est ici que l'on trouve différentes grammaires qui se différencient selon les objectifs, le niveau d'apprentissage, la méthode, le type de public, etc. Le choix d'un type de grammaire pour l'enseignement ne dépend donc pas, comme on le dit parfois, de l'état de la science linguistique —ou du moins pas seulement— mais d'un ensemble de facteurs qui préexistent dans le contexte social. La meilleure preuve en est peut-être, en France, la situation de l'enseignement de la grammaire selon qu'elle sert à enseigner le français langue maternelle ou langue étrangère. Le premier de ces enseignements a privilégié depuis fort longtemps une grammaire morphologique, c'est-à-dire une grammaire centrée sur la découverte et la description des formes : la formation des mots ; une catégorisation en parties du discours (morphologie) autour d'unités qui constituent les piliers des catégories de découpage du monde par la langue (substantif, adjectif, verbe, adverbe) ; les règles de combinaison de ces formes et de construction des phrases (syntaxe) qui devraient correspondre aux opérations mentales qui permettent d'ordonnancer la pensée de façon hiérarchisée entre ce qui est le plus important (propositions principales) et ce qui est secondaire (propositions subordonnées). La langue est ainsi présentée à travers une grammaire qui se réduit à un ensemble de formes qu'il s'agit de maîtriser. Il faut dire que le fondement social de cet enseignement est l'apprentissage, par des enfants en voie de scolarisation, de l'orthographe. Mais cette conception a perduré au-delà de l'enseignement primaire. Le second, l'enseignement du français langue étrangère, a été calqué dans un premier temps sur le français langue maternelle, jusqu'à ce que, se libérant du joug du système scolaire français, du fait de conditions d'enseignement propres aux institutions dans lesquelles était enseignée notre langue (Instituts de français, Alliances françaises, Centres privés se spécialisant dans l'enseignement des langues étrangères), se développe dans les années soixante-dix un enseignement propre au FLE. A partir de ce moment émergèrent des méthodes propres à ce qui dorénavant s'intitule «didactique des langues étrangères» ; des méthodes structuro-globales, puis fonctionnelles, puis communicatives dans lesquelles l'enseignement de la grammaire a cédé la place à une approche chaque fois plus globale et finalisée de la langue. Il n'empêche que, même à l'heure actuelle, quand on parle de grammaire, c'est encore à une grammaire morphologique divisée en parties du discours que l'on pense, malgré l'intrusion ici ou là d'éléments de pragmatique (les "actes de parole"). La conception générale reste une conception morpho-syntaxique. Quel pouvait être alors mon propre enjeu entre marché savant et marché pédagogique ? Il fut celui de tenter, non point une synthèse impossible entre ces deux perspectives si différentes, mais une articulation dialectique entre elles, faisant en sorte qu'une réflexion sémantique issue d'explications savantes puisse servir à résoudre des problèmes concrets d'enseignement. La révélation de cet enjeu me vint lors de l'observation d'une classe de français à la fin du primaire. La maîtresse expliquait que le sujet du verbe représente la personne qui accomplit l'action, et elle donna comme exemples : «Pierre parle toujours en classe» et «La cheminée du salon fume». Il y eut un élève pour demander si «parler» c'était vraiment accomplir une action, un autre pour dire que la cheminée ne faisait rien, qu'elle n'y était pour rien, un autre même pour demander si on peut dire de Pierre qu'il parle toujours en classe même quand il ne parle pas. Tout cela, évidemment, dans leur langage. La maîtresse, malgré toute sa bonne volonté et son savoir faire se trouva fort désemparée. Je compris ce jour-là qu'il y avait quelque chose à faire, car on pouvait parfaitement répondre à ces questions, en se référant à des explications techniques. Encore faudrait-il les traduire dans un langage approprié. Je décidai donc d'écrire une grammaire à l'adresse des enseignants et formateurs qui mettrait à leur portée des explications savantes. Mais il y fallait certaines conditions. Les conditions d'une grammaire du sens Quelles seraient donc les conditions d'une grammaire du sens qui ne nierait pas pour autant l'existence des formes ni la nécessité de respecter les règles de construction, mais chercherait à mettre en relation ces formes avec ce qu'elles signifient. Une grammaire de l'énonciation La langue doit être décrite du point de vue de catégories qui correspondent à des intentions de communication (le sens), en mettant en regard de chacune d’elles les moyens (les formes) qui permettent de l’exprimer. Cela revient à construire une grammaire du sujet parlant, lequel se trouve au cœur de ce qui fait l'intentionnalité du langage : un processus d'énonciation qui dépend des choix plus ou moins conscients que le sujet parlant opère pour produire du sens dans l'espoir de se faire comprendre. Ainsi est-on amené à décrire la langue à partir des opérations conceptuelles que le sujet parlant est censé faire quand il communique, au regard desquelles seront regroupées les catégories de formes qui permettent de les exprimer. Par exemple, l’article, le possessif, le démonstratif sont des catégories de forme et non d’intention. C’est l’opération «identifier les êtres du monde dont on parle» qui correspond à une intention (et donc à une catégorie de sens). L’article, le possessif et le démonstratif ne sont que des formes parmi d’autres qui permettent d’exprimer cette intention. Évidemment, chacune étant particulière, elle apporte une spécificité de sens qui permet de distinguer différentes façons d'identifier les êtres : l'article du point de vue de l'actualisation, le possessif du uploads/Philosophie/ le-fondement-dune-grammaire-du-sens-a-pa.pdf
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- Publié le Jul 14, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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