Le fou : un personnage conceptuel ? Entretien avec Pierre-Henri Castel par Pier
Le fou : un personnage conceptuel ? Entretien avec Pierre-Henri Castel par Pierre-Henri Castel mars/avril 2012 #Philosophie #Société La philosophie, depuis les années 1960, s’est saisie de la folie pour en faire un objet de connaissance de la condition humaine. Elle a également contribué à la transformation de la psychiatrie. Qu’en est-il aujourd’hui, quand le « fou » semble passé du domaine de la philosophie et de la littérature à celui des neurosciences, quand on « biologise » la folie, jusque dans son traitement judiciaire ? Esprit – Dès l’après-guerre, la figure du « fou » apparaît, avec celles de l’« enfant » et du « sauvage », comme une nouvelle ressource théorique de la philosophie française. On s’y réfère (par exemple Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception) pour décrire un autre rapport au monde que celui établi par la raison. Comment expliquer ce recours symbolique dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale ? En quoi la folie permet-elle de déplacer les frontières du normal ou du rationnel pour mettre en scène une vérité inédite ? Pierre-Henri Castel – Sur cette question, il me semble que la philosophie française s’est structurée d’une manière tout à fait spécifique. D’une part, depuis Descartes, elle a un rapport constitutif à la raison comme exclusion de la déraison. La conscience de soi cartésienne se constitue, dans le cheminement des Méditations métaphysiques et à travers l’expérience du doute, comme une entité rationnelle et transparente à soi par exclusion des éléments de la déraison. Dans cette lignée, la philosophie française, de Maine de Biran à Bergson, a toujours eu une attention particulière pour l’extérieur de cet intérieur, si j’ose dire. L’utilisation de la folie comme figure de l’altérité à la raison, dans la seconde moitié du xxe siècle, n’est donc que la reprise d’un motif déjà existant. D’autre part, Auguste Comte, autre père fondateur de la philosophie française, a, dans son Cours de philosophie positive, repris la thèse de Bichat selon laquelle le normal et le pathologique sont continus1, de sorte que l’examen scientifique des phénomènes pathologiques permettrait de perfectionner les études relatives aux états normaux. La méthode pathologique appliquée à la considération des faits moraux est ainsi devenue une constante dans la tradition philosophique française, jusqu’à Canguilhem. Cette conception du rapport entre le normal et le pathologique se recroisant avec la question de la constitution du sujet et de la rationalité par exclusion de la déraison a offert un terrain « naturel » à l’éclosion d’une figure conceptuellement dense de la folie. Ayant rappelé ces facteurs historiques, je suis moins enclin à trouver que le recours à la figure du fou dans la seconde moitié du xxe siècle constitue une discontinuité majeure. Elle est étayée sur un passé intellectuel particulier, et si elle est liée à l’essor de la phénoménologie (c’est son originalité), elle prolonge des lignes de réflexion qui existaient déjà. Par ailleurs, la philosophie française de la IIIe République entretient des liens substantiels avec la psychologie. Le certificat de psychologie était obligatoire pour obtenir la licence de philosophie et, dans les années 1920, les étudiants de la Sorbonne allaient régulièrement écouter Georges Dumas à Sainte-Anne. Sartre lit et discute les théories de Janet ; Bergson et Janet travaillent ensemble au Collège de France. Il y a donc dans le public cultivé une forte réceptivité à ces problématiques. Cette proximité entre philosophes et psychologues engendre également des luttes extrêmement violentes. Exemple frappant, qui n’a jamais fait l’objet d’une étude très précise : l’analyse que fait Lacan du cas du président Schreber2. Dans ce texte, Lacan récuse la définition que Taine avait donnée de l’hallucination comme « perception sans objet ». L’idée qu’un fou perçoit ce qui n’existe pas n’est plus tenable. L’hallucination serait plutôt irruption d’un objet qui ne peut être signifié et qui vient dès lors signer une sorte de carence dans le rapport normé du sujet au langage. Mais Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, tenait déjà une position identique, anti- Taine. En effet, la phénoménologie se focalise sur l’expérience en première personne, sur le vécu subjectif. Elle permet ainsi de poser la conscience, non plus comme une substance pensante pleine et homogène, mais comme une relation dynamique, une structure essentiellement intentionnelle, et, partant, elle définit la perception, non plus comme une réception passive d’informations fournies par les organes des sens, mais comme fondamentalement active. Le nouveau sujet phénoménologique est alors incompatible avec la définition de l’hallucination comme « perception sans objet » – laquelle, soit dit en passant, reste celle du Dsm3, pas juste celle du bon sens4. La position de Lacan dans cet exemple n’est donc pas tant une rupture avec le sujet cartésien – rupture qui a déjà été consommée par la phénoménologie – qu’une illustration de l’intérêt de la philosophie française pour la folie, nourrie du fait que chaque auteur cherchait dans les années 1950 à offrir la meilleure destruction du sujet cartésien et de la conscience traditionnelle. L’effervescence autour de la question de la folie à partir de ces années 1950 est aussi alimentée par les avancées de la recherche psychiatrique. La croyance que les nouvelles sciences humaines et la psychanalyse allaient pouvoir expliquer et guérir les psychoses arrive en France au début des années 1960, dix ans après les États-Unis. L’immense désillusion des années 1980 repose sur le fait que, si le développement des psychothérapies et des neuroleptiques a en effet modifié la prise en charge des psychoses chroniques, celles-ci n’ont pas pour autant été guéries. On devine cet horizon de la guérison possible jusque dans les « Questions préliminaires à tout traitement possible de la psychose5 » de Lacan : alors même que le contenu du texte donne plutôt à penser que les psychoses sont inguérissables par la psychanalyse (par opposition aux névroses), son titre ne peut s’empêcher de respirer un certain optimisme quant aux résultats des recherches à entreprendre. La folie, un objet pour la condition humaine Dans le Rêve et l’Existence de Ludwig Binswanger, introduit par Michel Foucault en France en 1954, on retrouve l’idée que la description de l’expérience du fou apporte des éléments pour une anthropologie de l’être-au-monde. Il y aurait une signification dans la folie, un certain rapport-au- monde, dans la mesure où le délire du fou n’est pas un délire sans monde et sans objet. Comment analysez-vous cette conviction selon laquelle le fou aurait quelque chose à nous apprendre sur la condition humaine ? J’ignore quelles étaient les conditions de réception des idées de Binswanger en France. Mais vu le milieu intellectuel français de l’époque, l’intérêt pour Husserl et Heidegger, et la façon dont était reçue la sociologie allemande à travers les travaux de Raymond Aron, je soupçonne que l’effet en a été majeur. À la même époque, Foucault traduit également le Cycle de la structure de Viktor von Weizäcker, qui s’interroge sur une réforme de la psychologie à partir de la phénoménologie, mais aussi de la neurologie positive. Cela participe donc d’un mouvement général d’importation de la pensée allemande en France. Il ne faut pas oublier que, dans les années 1950-1960, deux courants s’affrontaient : la phénoménologie et le marxisme. Pour beaucoup de gens, la philosophie la plus scientifique, c’est la phénoménologie, à condition d’en rectifier l’idéalisme. Il y a donc en permanence des essais d’ajustement entre marxisme et phénoménologie. Le travail de Tran Duc Thao par exemple, Phénoménologie et marxisme dialectique6, a eu, à l’époque, un retentissement qu’on a oublié. Dans ce contexte, l’exigence d’une description rigoureuse de la vie de l’esprit qui ne soit pas incompatible avec le matérialisme dialectique a joué un grand rôle pour filtrer la réception de la phénoménologie en France. Sur le fond du problème, il est intéressant de noter que c’est par les philosophes que la folie est devenue cet objet si important pour l’exploration de la condition humaine. En effet, à cette époque, les psychiatres sont totalement dominés, au sein de l’establishment médical, par les neurologues. La clinique de l’aphasie, quand on interroge les gens qui ont fait leurs études à cette époque, était la pierre de touche de l’excellence : précision analytique, explication mécaniste, etc. Les psychiatres étaient tenus quasiment pour des neurologues ratés. D’autre part, cette effervescence intellectuelle ne passait pas par l’université. C’est Henri Ey qui, par son charisme, a tout changé. J’adore sa pique contre les professeurs du temps : « Il y a les enseignants de droit, et les enseignants de fait. » Il défend Eugène Minkowski et prône la lecture de Husserl et de Heidegger contre un establishment parisien plutôt réactionnaire et qui campe sur des positions cérébralistes. Si l’on regarde ensuite la postérité des élèves de Jean Delay – le ponte de l’hôpital Sainte-Anne –, trois filières se dessinent : Thérèse Lempérière a fait de la clinique traditionnelle (« française »), Pierre Pichot s’est spécialisé en psychométrie et Pierre Deniker s’est lancé dans la psychopharmacologie. Cette tripartition structure encore le champ de notre psychiatrie, via les élèves des élèves, mais son impact intellectuel propre est resté nul. Et quand uploads/Philosophie/ le-fou-un-personnage-conceptuel-entretien-avec-pierre-henri-castel.pdf
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- Publié le Oct 28, 2022
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