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http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article169 Entretien avec Jérôme Rousse-Lacordaire : autour d’Esotérisme et christianisme Histoires et enjeux thélogiques d’une expropriation vendredi 13 novembre 2009, par Thibaut Gress Jérôme Rousse-Lacordaire est dominicain et directeur de la prestigieuse bibliothèque du Saulchoir. Spécialiste de l’ésotérisme et de la franc- maçonnerie, il a eu l’amabilité de répondre à nos questions, en plein cœur de la bibliothèque qu’il dirige. Qu’il soit ici pleinement remercié pour sa disponibilité et sa gentillesse. Propos recueillis par Thibaut Gress Actu-Philosophia : Avant d’entrer dans le détail de vos ouvrages, et en particulier d’Esotérisme et christianisme [1], je voudrais vous poser une question préliminaire : vous dites, en introduction d’Esotérisme et christianisme qu’il est somme toute difficile d’aborder de manière universitaire et sérieuse l’ésotérisme parce que ce dernier semble, pour un grand nombre d’universitaires, appartenir à la déraison et ne pourrait donc pas faire l’objet d’une saisie conceptuelle possible. Pis que cela, certains universitaires refusent jusqu’à l’idée même d’envisager l’importance de l’ésotérisme au sein de la pensée occidentale, allant parfois jusqu’à pratique un certain déni de réalité – je pense à la tentative systématique de minorer l’importance de la gnose dans la philosophie occidentale en général, dans l’idéalisme allemand en particulier. Or, dites- vous très justement, cette déraison à laquelle est associée l’ésotérisme, a pourtant concerné les plus grands noms de l’époque moderne ; je vous cite : « Mais quand cette déraison a atteint des personnages aussi peu suspects d’inintelligence que Pic de la Mirandole et Marsile Ficin, ou encore Newton et Kepler, souvent rangés au nombre des pères de la rationalité moderne, force est de reconnaître qu’un examen un peu plus attentif de ladite déraison mérite probablement d’être mené. » [2] Ma première question sera donc double : avez-vous-même rencontré des résistances pour aborder ce types de travaux, et qu’est-ce qui pousse un dominicain à travailler sur l’ésotérisme et la maçonnerie ? Jérôme Rousse-Lacordaire : Quant au premier point, je n’ai rencontré aucune résistance, tout au plus de l’étonnement : qu’on puisse s’intéresser à des choses aussi peu sérieuses a pu surprendre. Les gens disaient que c’était sans doute parce que l’ésotérisme était très répandu aujourd’hui – ce en quoi ils avaient tort – que je m’y intéressais, mais je n’ai pas rencontré de résistance particulière, ou en tout cas bien moins que lorsque j’avais travaillé sur la franc-maçonnerie. La deuxième question est plus difficile : je ne sais pas si c’est le dominicain qui a étudié tout cela ou tout simplement moi ; il est vrai que c’est un domaine auquel je m’intéresse depuis longtemps car il me semble important dans l’histoire de la pensée occidentale, au moins depuis la Renaissance, et qui touche deux auteurs que j’apprécie par ailleurs comme Pic et Ficin. C’est plutôt cela qui m’a poussé à m’intéresser à l’ésotérisme, mais il est vrai qu’en tant que dominicain, j’ai pu faire le constat, en rencontrant des catholiques tout à fait fervents – pour autant que je puisse en juger –, qu’ils s’intéressaient de près à ce type de pensée, voire qu’ils y étaient très impliqués, et je me suis demandé s’il était vraiment possible de balayer d’un revers de la main tout un pan de la pensée religieuse occidentale ou latine, alors même qu’elle continue à nourrir des catholiques. AP : Des Catholiques contemporains qui s’appuient encore sur l’ésotérisme ? JRL : Oui, tout à fait. AP : Je ne vous demanderai pas de nom… JRL : Je n’en aurais pas donné. A : Philosophia Perennis AP : Je comprends bien… La période à partir de laquelle vous abordez la question de l’ésotérisme est celle de la Renaissance, et vous abordez ce courant à travers une catégorie d’Agostino Steuco (1497-1548), ardent promoteur italien de la Contre-réforme ; la catégorie en question est la Philosophia perennis thématisée dans un célèbre ouvrage intitulé De perenni philosophia, dédié à Paul III, dans lequel il défendait la thèse suivante, à savoir que la plupart des pensées qui se développèrent sous l’Antiquité, qu’elles soient d’ordre poétique ou philosophique, sont conformes à la foi catholique authentique. Cela signifiait donc, à ses yeux, que dès l’Antiquité, la philosophie, c’est-à-dire la vérité, était pérenne. La question que je me pose est la suivante : pour quelle raison, alors que le titre de votre ouvrage porte sur l’ésotérisme, avez-vous décidé de faire porter votre étude à partir précisément de l’émergence de cette philosophia perennis, donc d’imposer le XVIème siècle comme point de départ de votre étude, et non de partir de la naissance du christianisme elle-même ? JRL : Je suis parti de la Renaissance parce que, à la suite des travaux d’Antoine Faivre, il me semble que c’est effectivement à partir de la Renaissance – ou à partir de la fin du Moyen Age selon les catégories retenues, mais disons le dernier tiers du XVème siècle pour être précis – que ce qui s’est appelé plus tard l’ésotérisme a commencé à acquérir une certaine autonomie par rapport à d’autres disciplines, ou à d’autres domaines du savoir, ce qui ne veut pas dire que des choses qui s’y apparentent n’existaient pas auparavant, mais elles étaient intégrées dans la philosophie commune ou dans la théologie commune sans toutefois constituer un domaine spécifique. Vers la fin du livre, j’ai évoqué les questions traitant des origines du christianisme mais sans qu’on ne puisse parler là que d’un ésotérisme implicite. Je crois qu’il ne devient explicite qu’avec la Renaissance. AP : Vous dites donc que la Renaissance est simplement le moment où l’ésotérisme affirme son autonomie, par rapport à ce avec quoi il était mêlé auparavant ? JRL : Oui. AP : D’accord ; mais est-ce que la catégorie de Philosophia perennis suffit à rendre compte de cette naissance autonome de l’ésotérisme, et à épuiser le sens de ce dernier ? Ou est-ce au contraire un aspect parmi d’autres que revêt l’ésotérisme ? JRL : D’abord, c’est une appellation un tout petit peu plus tardive que les premiers que j’envisage ; Ficin parlait plutôt de Prisca theologia, c’est-à- dire de théologie antique. De fait, Philosophia perennis est une expression probablement formée par Agostino Steuco qui lui a donné toute sa publicité et j’évoque dans le livre les prolongements avec Leibniz ; plus tard, avec des mutations étranges, on le retrouve jusque chez les néoscolastiques du XXème siècle, mais je crois que cette expression, bien qu’il ne s’agisse pas stricto sensu d’une philosophie mais bien plutôt de quelque chose comme une théologie, rend assez bien compte de ce qui a motivé les premiers renaissants dont je parlais, c’est-à-dire dévoiler une continuité depuis la plus haute Antiquité, quasiment depuis Adam. Il est difficile de remonter plus loin de leur temps… Il s’agit donc de penser la confluence des sagesses et des savoirs vers le christianisme, mais bien que les savoirs antiques dominent, il est aussi question des savoirs juifs. AP : C’est ce que fait Pic avec la Kabbale. JRL : Oui, c’est aussi ce que fait Ficin avec des écrits attribués à Hermès Trismégiste, et c’est que l’un et l’autre font, à des degrés différents, avec le néoplatonisme et c’est ce qu’essaye de faire Agostino Steuco avec l’ensemble de ces courants, plus quelques autres, supposément chaldéens. AP : Pour autant, la catégorie de philosophia perennis, c’est-à-dire cette idée de concordisme depuis l’Antiquité, ne forme pas un bloc monolithique ; ce n’est pas un concept qui permettrait de désigner une idée unique : ainsi, tous ceux qui adoptent une telle optique ne cherchent pas à faire du christianisme ce avec quoi les traditions antiques doivent concorder ; Aldous Huxley, l’auteur du célèbre Brave new world, a également déployé le concept de la Philosophia perennis, mais il l’a fait dans une optique je dirais plus large que celle d’un Steuco ou d’un Leibniz : chez lui [3], c’est le principe même de la réalité divine qui amène à la concorde l’ensemble des sagesses, non plus autour du christianisme mais bien autour de cette réalité divine. Je vous cite à nouveau : « En effet, quand la philosophia perennis renaissante s’efforce d’accommoder les anciens au christianisme en vue, principalement et expressément, de le confirmer aux yeux des savants éventuellement rétifs à l’autorité de la révélation, Huxley s’efforce d’accommoder toutes les traditions, parmi lesquelles celles du christianisme, à un seul et même type d’expérience non confessionnelle de la « Réalité divine » : cette expérience n’est ni normée par la révélation chrétienne, ni formée par elle, serait-ce seulement dans son expression, ni encore orientée vers elle (…). » [4] La question que je me pose alors est la suivante : est-ce que Huxley ne tire pas les conséquences logiques de la pensée de Steuco ? Je m’explique : est-ce qu’au fond l’idée même qu’il existe une concorde entre les sagesses différentes ne conduit pas nécessairement à ruiner la spécificité du christianisme, et à précisément abandonner l’idée d’un aboutissement chrétien de l’histoire des sagesses, aboutissement que Huxley a dû juger bien artificiel ? Est-ce que le christianisme, loin d’être le critère de la concorde, ne serait uploads/Philosophie/entretien-avec-jerome-rousse-lacordaire-novembre-2009.pdf

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