Nous nous intéressons d’abord dans cet ouvrage à l’ingéniosité des professeurs,
Nous nous intéressons d’abord dans cet ouvrage à l’ingéniosité des professeurs, c’est-à-dire à la fois aux produits de leur activité lorsqu’ils affron- tent les problèmes qu’ils doivent résoudre — les engins pour l’enseignement — et à cette activité elle-même — leur ingéniosité didactique. Nous nous intéressons par conséquent aux outils et aux techniques en usage dans les systèmes d’enseignement, ainsi qu'au discours sur ces usages que tiennent les professeurs, les auteurs de manuels d’enseignement ou les res- ponsables des systèmes de formation. C’est ce que nous avons indiqué comme les usages et mésusages des théories de l’enseignement. Selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert, 1992), les termes d’ingéniosité et d’engin viennent d’une même racine latine : ingenium, qui désigne le génie comme disposition naturelle caractéristique 1. C’est en ce sens, par exemple, qu’on a pu parler du « génie d’un peuple » ou que l’on peut dire de quelqu’un qu’il a « du génie ». Ingenium, c’est en parti- culier « la disposition naturelle de l’esprit » et l’engin, c’est initialement en français l’esprit — au sens d’intelligence inventive. Par ailleurs le dérivé engi- gneor désigne en français, dès le XIIe siècle, l’activité de qui cherche à produi- re des effets déterminés en s’appuyant sur des invariants et en rusant avec les contraintes, dirions-nous aujourd’hui, que ces invariants et contraintes soient identifiés dans le cadre d’une théorie comme des paramètres, ou qu’ils soient ressentis d’expérience. Le terme d’ingéniosité est donc un synonyme moderne possible d’ingenium ; mais, dans le sens d' « astuce », réservé plutôt aux arts de l’es- prit, il propose une connotation minorante de bricolage et, contrairement à 1 Pour une étude détaillée du terme de génie technique et des acceptions parfois contradictoi- res qu’il porte, voir Lebeaume (1997). P R É S E N T A T I O N Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Le génie didactique 10 « engin », réservé aux machineries lourdes, il ne correspond pas à la maîtrise de techniques éprouvées. Entre ingéniosité et génie, un terme sans connota- tions extrêmes manque. On notera alors que les dérivés d’ingenium portent, dès l’origine en français (au XIIe siècle), à la fois et selon les auteurs, les va- leurs ambiguës de la ruse (la tromperie, l’artifice) et de l’esprit d’invention (l’habileté, l’art) et que, selon Vérin (1993), ces termes sont demeurés ambi- valents. Ainsi, l’engigneor « procède au projet : c’est-à-dire à la reconnaissan- ce avancée d’une place, en vue de préparer les dispositifs utiles à son siège… » ; il est celui qui sait prévoir « et se donner les moyens d’inventer des artifices qui déconcertent (trompent) l’ennemi, en vue d’une entreprise au sens guerrier du terme, une action tactique et stratégique ». On sait qu’il n’y a pas loin du sens d’engigneor à l’idée de l’interven- tion d’un bon ou mauvais Génie, constructeur ou destructeur mais décidé- ment Malin. Car l’ingéniosité technique n’est pas franche et naturelle : les Ponts du Diable de nos campagnes, si souvent nommés ainsi lorsqu’ils sont les résultats réussis d’une audace technique, sont décidément trop artificiels pour ne pas sembler artificieux. C’est sans doute la raison pour laquelle les professeurs, qui savent les ruses nécessaires à leur réussite, les taisent ou pire, les font passer pour les effets d’un don naturel. Pourtant, une attitude scien- tifique élémentaire devait nous amener à poser une exigence de principe à l’endroit des moyens d’enseignement que les professeurs inventent : les théo- ries qui se proposent pour aider à comprendre les phénomènes de l’enseigne- ment et de l’apprentissage devraient pouvoir en rendre compte et même, elles devraient être utilisées en vue de l’amélioration des moyens techniques dont s’aident les professeurs. Les théories didactiques sont en effet devenues des objets d’enseigne- ment, mais elles ne sont présentes dans les formations disciplinaires initiales que de manière exceptionnelle et elles outillent plutôt les formations professionnelles : le risque est grand d’en voir en ces lieux un emploi idéologi- que qui leur éviterait l’affrontement à la réalité des pratiques ; le risque n’est pas moindre de les voir découpées en fragments définis par des concepts iso- lés de leur contexte. Utilisées sans précautions dans des descriptions criti- ques, elles deviennent des moyens de porter des jugements de valeur qui ne peuvent plus être interrogés et, paradoxalement, des moyens de dénier les systèmes de contraintes qui pèsent sur la pratique, alors que leur objet est l’étude de ces contraintes. Il est donc indispensable de poser aux théories qui prétendent à être enseignées dans les formations professionnelles la question de leur capacité à rendre compte des pratiques effectives et, dans le cas par- ticulier des phénomènes didactiques, à rendre compte des paramètres pris en charge par l’ingéniosité des professeurs et les techniques qu’ils ont produites. Au cœur de cette exigence, les didactiques des disciplines. Elles ont pour vi- sée déclarée la connaissance et l’amélioration de l’enseignement de corpus dé- signés de savoirs socialement identifiés, apprêtés à cet effet en disciplines, et pour objet les conditions de cette amélioration. Proposées aujourd’hui comme Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Présentation 11 matières d’enseignement dans les formations de professeurs, elles ont été au cœur de nos questions. Le premier usage d’une théorie didactique serait d’aider à montrer comment la particularité des solutions pratiques observables relève de la va- riabilité de paramètres généraux et à proposer ainsi une technologie pour ces techniques. Une technologie permet en effet d’évaluer par avance la possibili- té d’obtenir un effet souhaité, le coût social de la mise en œuvre de la solution technique correspondante, la pérennité possible de cette solution. Elle décrit certains des équilibres auxquels satisfont certaines solutions envisageables et permet donc d’évaluer si un dispositif artificiel trouvera ou non des conditions d’existence stable. Ainsi, des savoirs relevant d’un génie didactique doivent s’attaquer à la nécessité de rendre compte des inventions existantes et de leurs effets mais aussi, et c’est l’intérêt pratique des génies — qui relèvent du travail technologique —, aider à accroître la pertinence ou la puissance de ces techniques et même, imaginer des solutions originales en montrant leur nou- veauté et en appréciant par avance leur valeur pratique. Une telle position est polémique, dans la mesure où, jusqu’à ce jour, les discours sur l’enseignement ont plutôt cherché à se situer dans le sens d’une théorie à appliquer, conservant ainsi l’ancienne position de la philoso- phie et de la pédagogie — son avatar axiologique sur les questions de l’éduca- tion et de l’instruction qui nous intéressent ici. Il s’agit, pour les chercheurs qui ont échangé autour des travaux qu’ils présentent dans cet ouvrage, d’aller contre la formation spontanée des langues de bois, effet de l’usage moralisa- teur des discours explicatifs sur l’état du monde : un tel usage est le fait des gouvernements et de leurs sous-institutions qui se disent de pilotage, lorsque les bureaucraties agissent comme s’il n’y avait pas de problèmes techniques mais seulement des questions de transmission des consignes ou d’interpréta- tion des instructions. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - CNRST Rabat - - 196.200.131.104 - 05/02/2016 14h44. © De Boeck Supérieur Les questions de la diffusion des résultats de la recherche et de la per- tinence des outils de la théorie dans l’activité technologique de développe- ment de moyens d’enseignement deviennent aujourd’hui un des enjeux cruciaux de la communauté des didacticiens. Le premier type de problèmes que nous abordons est l’effet d’un phé- nomène social que les chercheurs en éducation n’avaient pas prévu, bien qu’il soit connu des sciences plus anciennes : ainsi, la notion de fluide magnétique des magnétiseurs est apparemment un détournement des travaux sur l’élec- tricité et le magnétisme ; un tel détournement a été rendu possible parce que les phénomènes électriques ont été connus dans un cercle bien plus large que celui des savants : dans les salons au XIXe siècle, on faisait un circuit en se don- nant la main de telle sorte qu’en refermant cette chaîne humaine sur les pôles d’une pile on ressentait le choc électrique. Ainsi, l’électricité pouvait être res- sentie par les êtres vivants sans qu’aucun phénomène physique ordinaire ne soit observable... si ce n’est la déviation de l’aiguille aimantée : le fluide élec- trique, sensible par contact entre êtres vivants, influait donc aussi sur les phé- nomènes magnétiques et en particulier sur l’orientation de la pierre aimantée vers l’étoile polaire. Bachelard (1975) montrera comment ces mésusages ont été le produit de l’irruption d’un ensemble nouveau de phénomènes, l’électri- cité, dans une organisation épistémologique qui faisait obstacle à son interpré- tation comme phénomène du monde matériel physique. Les études récentes en anthropologie des uploads/Philosophie/ le-ge-nie-didactique-usages-et-me-susages-des-the-ories-de-lenseignement.pdf
Documents similaires










-
39
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 21, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 9.8502MB