LE SOLIPSISME : ANATOMIE D'UN SCANDALE Christophe Perrin Vrin | « Revue des sci
LE SOLIPSISME : ANATOMIE D'UN SCANDALE Christophe Perrin Vrin | « Revue des sciences philosophiques et théologiques » 2009/4 Tome 93 | pages 779 à 798 ISSN 0035-2209 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et- theologiques-2009-4-page-779.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Sc. ph. th. 93 (2009) 779-798 LE SOLIPSISME : ANATOMIE D’UN SCANDALE par Christophe PERRIN SONGE ET SOLITUDE Héraclite ayant prévenu que « les hommes éveillés n’ont qu’un monde » 1 quand les endormis en ont chacun un, le leur, la tradition métaphysique, dans son questionnement sur la ‘‘réalité’’ de la réalité, en est toujours venue à l’argument du rêve pour éprouver l’évidence de l’ ‘‘évidence’’ : puisqu’il est peu aisé, sinon bien ardu de distinguer ce qui est fantasmé de ce qui est vécu, tout cela, à savoir moi et ce que je vois, pourrait n’être qu’un songe, et donc un beau mensonge. Le rêve est après tout bien réel : son expérience est pour moi quotidienne, expé- rience durant laquelle n’existent effectivement ni le monde dans lequel je pense évoluer, ni les hommes auxquels je crois parler, ni les choses qui m’entourent, ainsi que les atours qu’il me semble porter, ni même le corps que j’ai l’impression d’habiter. Certes, il peut parfois m’arriver d’être ce qu’il faut bien appeler un ‘‘rêveur lucide’’, soit un rêveur à même de savoir qu’il rêve et de continuer à le faire, je dois cependant avouer que mes rêves m’échappent le plus souvent, ne se donnant jamais pour oniriques mais si fortement pour authentiques qu’il m’arrive, au réveil, de ne pas croire avoir simplement rêvé. N’ayant alors aucun moyen de douter de ce qu’ils me suggèrent, étant donné qu’il n’est pas simple de les découvrir imaginaires, comment ne pas partager l’embarras des héros de Calderón ou de Corneille qui, dans La vida es sueño ou L’Illusion comique, se demandent si la réalité n’est pas qu’illusion et telle ou telle illusion la réalité ? 1. HÉRACLITEI=fragment 89. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles - - 164.15.244.32 - 08/05/2019 12h44. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles - - 164.15.244.32 - 08/05/2019 12h44. © Vrin 780 CHRISTOPHE PERRIN Baroque par excellence, cette interrogation paraît d’autant plus légi- time à Descartes que lui-même, conscient de la force de l’onirique, a pourtant déjà succombé à sa puissance, rêvant qu’il travaillait à sa table, habillé auprès du feu, lors même qu’il dormait nu dedans son lit. Aussi l’évoque-t-il dès la première de ses Méditations 2, sitôt l’argument de la folie rejeté, et la prête-t-il à Eudoxe dans La Recherche de la vérité : « N’avez-vous jamais ouï ce mot d’étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel […] ? » 3. À rebours de Montaigne – re- layant l’incertitude généralisée de Pyrrhon puisque, à ses yeux, « nous veillons dormant, et veillant nous dormons » 4 – comme à l’inverse de Pascal – cultivant le soupçon, la veille et, plus généralement, la vie n’étant selon lui qu’ « un songe un peu moins inconstant » que ceux faits dans notre sommeil, quoique nos rêves eux-mêmes ne soient que le rêve d’un songe puisque l’ « on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre », tant et si bien d’ailleurs que « cette moitié de la vie où nous pensons veiller n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les au- tres sont entés » 5 –, il faut bien, à celui qui entreprend de douter de tout, une bonne fois pour toutes, afin de ne plus jamais avoir à douter de rien, répondre certainement à pareille question. Car cette fois, plus encore qu’aux « insensés » qui « assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres » 6, elle s’adresse aux hommes de bon sens que tous nous supposons ou sommes supposés être. Dans le cadre de l’examen critique de la connaissance sensible, l’argument du rêve – repris par un penseur qui est aussi, à lire les Olym- piques, un fin rêveur – donne lieu à un résultat pour le moins fantasti- que. Faisant d’abord remarquer que certains de mes songes sont si réa- listes que même les plus fiables des perceptions que j’ai, éveillé, ne sont pas indubitables, Descartes explique que, à défaut d’avoir des « indices concluants […] par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » 7, l’on peut être sûr, parce qu’il n’est pas donné à notre imagi- nation de pouvoir tout inventer, que les images de nos rêves renvoient à 2. René DESCARTES, Méditations métaphysiques, dans Œuvres, publiée par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996, IX-1, p. 14 ; abrégé par la suite AT, tome et page. Descartes l’aborde également, et avec elle l’argument du rêve, dans la quatrième partie du Discours de la méthode et dans les lettres à Mersenne de février 1637, à Vatier du 22 février 1638 et à Buytendijck de 1643. 3. R. DESCARTES, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT, X, 511. 4. Michel de MONTAIGNE, Essais, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1962, II, 12, p. 581. 5. Blaise PASCAL, Pensées, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1954, p. 1188 et 1205. 6. R. DESCARTES, Méditations métaphysiques, AT, IX-1, 14. 7. Ibid., AT, IX-1, 15. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles - - 164.15.244.32 - 08/05/2019 12h44. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles - - 164.15.244.32 - 08/05/2019 12h44. © Vrin LE SOLIPSISME : ANATOMIE D’UN SCANDALE 781 la réalité – du moins à des éléments qui la composent. Et l’hypothèse du mauvais génie n’y change rien : quand bien même un démon se jouerait de moi, me donnant à voir un monde où il n’en est peut-être aucun, un rêve est toujours rêve d’une chose à laquelle je songe, c’est-à-dire je pense. D’où suit que le cogito, à suivre les Méditations métaphysiques, émerge du rêve : si je ne sais pas toujours si je rêve, je pense parfois que je rêve, donc je pense – que je rêve –, donc je suis – pensant que je rêve. Ainsi rien ni personne ne peut m’ôter cette certitude selon laquelle il me faut, pour rêver, exister comme celui qui pense qu’il rêve. Que le cogito cartésien ne s’affirme ainsi comme certitude que dans le rêve – et non pas contre lui, en dépit de que l’on eût pu rêver – signifie en vérité que l’énoncer ou le penser ne m’assure pas d’être éveillé. In- sistons-y : Descartes ne dit nulle part que l’ego qui prononce ou conçoit le cogito ne rêve pas, mais seulement que cette forme qu’est le rêve n’importe pas au contenu de la vérité qui me vient à l’idée, mieux, en une idée claire et distincte car, « quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence, est absolument véritable » 8. Or ce qui remplit cette condition n’est pas d’abord autre chose, pour le philosophe, que le fait même que je sois en tant que je pense et que, pen- sant, je sois une chose qui pense, « les choses que je sens et que j’imagine [n’étant] peut-être rien du tout hors de moi et en elles- mêmes » 9. La découverte de ce que l’on nommera bientôt le sujet pen- sant est dès lors l’expérience d’une solitude radicale : l’existence de ma propre conscience est la seule assurance à résister au passage méthodi- que de la réalité au crible d’un doute hyperbolique. Aussi, en plus d’évoluer sur un mode indéterminé – veille ou sommeil ? –, l’ego existe- t-il dans un monde désolé, « solum in mundo » 10, « solum alloquendo » 11. Un seul être se pense, et tout est dépeuplé. Si, à un moment de l’itinéraire cartésien en effet, le monde extérieur est révoqué en doute, puisque incertain, autrui, a fortiori, l’est aussi. Mentionné dans les trois premières des Méditations, il ne l’est ainsi qu’en tant qu’ego disqualifié – c’est le uploads/Philosophie/ perrin-christophe-le-solipsisme-anatomie-d-x27-un-scandale.pdf
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- Publié le Jui 17, 2022
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