81 Justifications du mal Pessimisme et optimisme sont moins des conceptions du
81 Justifications du mal Pessimisme et optimisme sont moins des conceptions du monde que des positions existentielles. Ou plutôt : ce sont des positions exi- stentielles qui déterminent des conceptions du monde. On voit les cho- ses comme on est plutôt que comme elles sont. Alors que l'explication cherche les causes du phénomène, la justifica- tion s'attache aux fondements. Son travail est de légitimation : justifier le mal, c'est le trouver naturel, normal, divin, et même utile, bon. In- version des valeurs qui finit par supprimer son propre objet : justifier le mal, c'est, tout compte fait, établir qu'il n'est pas réellement le mal. « Le fait même d'être compris est bon1 », rappelait Thomas d'Aquin. Certes, on peut récuser cette stratégie de l'esprit dont la fonction prin- cipale est d'ordre magique : si le mal est une interprétation, on agira sur la conscience du mal, faute de pouvoir (faute de vouloir aussi) agir sur le mal lui-même. Voltaire disait que les philosophes qui disputent du bien et du mal sont semblables à des forçats jouant avec leurs chaî- nes2. Lorsque le mal est vainqueur, la consolation est un pathos effi- cace, elle ôte à la résignation sa passivité, et donne à l'esprit une ma- nière de revanche symbolique. Toutes les « kakodicées » sont des en- treprises de consolation ; elles marquent la rationalisation de ce qui brutalement échappe à la raison ; elles ont toutes en commun la relati- visation de leur objet. On évoquera les cinq modes de justification du mal, appuyés sur une notion dominante, l'ordre général du monde (la cosmodicée), la bonté de la providence (la théodicée), l'avancée de l'esprit (la noodicée), le droit souverain de la libre subjectivité (l'égodicée) et enfin la construction sociale et le progrès historique (la sociodicée). La cosmodicée On peut, comme Georges Bataille, considérer que « la mort, étant la condition de la vie, le mal, qui se lie dans son essence à la mort, est aussi, d'une manière ambiguë, un fondement de l'être3 ». Mais c'est en un sens très différent – en relation avec l'idée de bonté du monde – que la première (historiquement) façon de justifier le mal fut d'en appeler à l'existence et à l'ordre de ce monde. Les arguments utilisés dans le ca- 1. Thomas d'Aquin, Questions disputées sur le mal, trad. coll., Nouvelles Éditions latines, 1992, § 20, p. 45. 2. Voltaire, article « Bien (tout est) » du Dictionnaire philosophique. 3. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 24. Le Mal 82 dre d'une justification du mal par l'ordre des choses sont divers, jusqu'à la contradiction. L'argument de l'harmonie du Tout Le simple fait que le monde existe prouve que le pessimisme n'a pas raison de considérer le mal comme dominant, car si le mal avait triom- phé partout de manière absolue, rien n'aurait pu et dû subsister. C'est de la perfection de tout comme Tout que viendra l'idée que « le mieux est l'ennemi du bien ». Le stoïcisme, qui fut la grande philosophie de la cosmodicée, pose en principe que tout ce que recherche la nature est un bien, tout ce qu'elle repousse est un mal. Dans la téléologie stoïcienne, le mal existe en vue du bien : ainsi le vice existe-t-il en vue de la vertu. À l'argument des monstres qui contreviennent à l'harmonie univer- selle, Juste Lipse répondra que ceux-ci ne sont pas absolument hors de tout ordre, qu'ils obéissent à une loi naturelle inconnue. L'argument du contraste Le mal a été justifié de manière dialectique, par l'union des contrai- res : il permet par contraste l'existence du bien. La première « kako- dicée » est peut-être à lire chez Héraclite : le mal fait partie de l'harmo- nie universelle. « L'opposé est utile, disait Héraclite, et des choses dif- férentes naît la plus belle harmonie1. » Le conflit (polémos) est le père de toutes choses2. L'unité du bien et du mal3 est une application parti- culière de l'unité de tous les contraires : ne sont-ce pas les mêmes mé- decins qui produisent les guérisons et les maladies4 ? N'est-ce pas la même route qui monte et qui descend5 ? Dans le Tout, tout est un : Dieu (un nom pour le tout) est guerre-paix, richesse-famine6. De même, dira Plotin7, que le peintre ne fait pas seulement des yeux dans un animal, de même la raison ne fait pas seulement des être divins ; il est normal qu'il y ait des êtres mauvais. La totalité réclame la diversité des intelligibles. Le stoïcisme notera que la perfection du tout non seulement admet, mais exige l'imperfection des parties. Chrysippe prenait l'exemple de la comédie, dont certains passages ne valent rien par eux-mêmes, mais qui ne laissent pas de donner de la grâce à l'ensemble. Le mal contribue à la perfection, à l'achèvement de l'univers. Cette idée stoïcienne se 1. Héraclite, Fragment B VIII, Les Présocratiques, op. cit., p. 147. 2. Fragment B LIII. 3. Fragment B LVIII. 4. Ibid. 5. Fragment B LX. 6. Fragment B LXVII. 7. Ennéades III, 2, 11. Justifications du mal 83 retrouvera sous sa forme faible dans la sagesse populaire : « Il faut de tout pour faire un monde. » L'univers stoïcien est gouverné par une Raison universelle qui compense les vices par les vertus et qui grandit celles-ci à la mesure de ceux-là : la justice de Socrate ne va pas sans la calomnie de Mélétos1. Pour les stoïciens, il n'est pas mal qu'il y ait du mal, il n'est pas nuisible qu'il y ait des gens nuisibles2. Sans le mal, il n'y aurait pas de bien3. L'argument de la bonté du mal Démétrius, cité par Sénèque, allait jusqu'à dire que nul être ne lui paraît plus malheureux que celui qui n'a pas été touché par l'adversité4. Dans De la constance, Juste Lipse défend la thèse de l'utilité du mal. « Du bon usage des maladies » a été un thème commun de la parénéti- que chrétienne et c'est par le mal que le bien est fait par Méphistophé- lès5. Des trois sortes de maux, c'est le mal physique – lorsqu'il n'est pas infligé volontairement – qui a été le plus souvent et le plus aisément justifié. C'est lui qui, parce qu'il est directement lié à la sensibilité, pré- sente la fonctionnalité la plus évidente. D'abord la douleur est un si- gnal, un avertissement ; elle protège. Ensuite, c'est elle qui donne sens à son contraire, le plaisir. À ce sujet Kant disait que toute réjouissance doit être précédée de la douleur ; que la douleur est toujours la pre- mière. Que résulterait-il en effet d'un continuel encouragement de la vie qui ne peut cependant dépasser un certain degré, sinon une mort rapide causée par la joie ? De même, nulle réjouissance ne peut suivre l'autre immédiatement ; il faut qu'une douleur vienne prendre place entre l'une et l'autre : « Ce sont de petits arrêts de la force vitale mêlés de stimulations de cette même force qui constituent l'état de bonne santé [...]. La douleur est l'aiguillon de l'activité, et c'est en elle en tout premier lieu que nous avons le sentiment de notre vie ; sans elle la léthargie s'installerait6. » Dans un sens assez voisin, Victor Hugo distinguera la misère, qui est humaine, et qui doit et peut être supprimée, et l'éternelle souffrance « divine » – à la fois inévitable et, dans une certaine mesure, souhaita- ble. Sans souffrance, pense Hugo – qui cite dans ce passage les stoï- ciens –, il n'y aurait plus de vertu : « Le jour où le genre humain ne 1. Plutarque raille : « sans Thersite chauve, pas d'Homère chevelu ! », Des notions communes contre les stoïciens, XIV. 2. Plutarque, Des contradictions des stoïciens, XXXV. 3. Plutarque, Des notions communes contre les stoïciens, XIII. 4. Sénèque, De la Providence, Les Stoïciens, op. cit., p. 762. 5. Voir supra. 6. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, II, § 60, AK VII, 231, trad. P. Jalabert, Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 1048. Le Mal 84 saurait plus souffrir, ses plus hautes vertus s'évanouiraient. Le droit serait déserté, le devoir serait renié. La conscience ne trouverait à qui parler. Il n'y aurait plus personne pour accepter la ruine, la persécu- tion, l'exil, la ciguë, la croix, l'échafaud, le martyre. Aucune joue ne se tendrait aux soufflets des valets dans la salle basse du grand prêtre. Il n'y aurait plus ni Socrate, ni Caton. Le sommet de l'homme se couvri- rait d'ombre1. » L'argument du caractère illusoire du mal Cet argument contredit dans une large mesure les précédents – les- quels présupposaient l'existence réelle, objective du mal. Le stoïcisme dissocie le mal et la douleur : la douleur est un effet en moi des lois de la nature. Je peux donc dire : cela me fait mal, mais non : cela est mal. Le mal est une interprétation. « En dehors de la volonté, il y a ni bien uploads/Philosophie/ le-mal-originaire-et-reel-4.pdf
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- Publié le Jan 24, 2022
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