1 LE COEUR DANS LE SHIVAISME TANTRIQUE DU CACHEMIRE Cet article paru dans Conna

1 LE COEUR DANS LE SHIVAISME TANTRIQUE DU CACHEMIRE Cet article paru dans Connaissance des religions numéro 57-58-59, a été écrit par Pierre Feuga (1942/2008) qui enseignait le yoga dans la tradition Tantrique du Cachemire. Il est l'auteur de plusieurs livres sur le Védanta et le Tantrisme. On sait que, dans les traditions gnostiques de l?Inde (sâmkhya, vedânta, jñâna-yoga), le coeur (hrid ou hridaya) n?est pas associé au sentiment mais à la connaissance; il n?est point le siège des sensations, émotions ou passions mais celui de l?intellect, au sens guénonien du terme, de cette pure intuition intellectuelle (buddhi ou mati) qui voit directement les choses dans leur lumière véritable sans passer par l?intermédiaire du mental (manas). Bien plus, depuis les plus anciennes upanishads [1], le coeur est considéré comme le centre de l?« âme vivante » individuelle (jîvâtman), identique en son essence au Principe suprême de l?univers (Paramâtman ou Brahman). Notre individualité humaine est à la fois somatique et psychique ou, en termes hindous, grossière et subtile. C?est de tout ce composé - et pas seulement du corps matériel - que le coeur (la « caverne » ou le « sanctuaire ») du coeur est le centre. En tant que viscère musculaire, qu?organe central de l?appareil circulatoire, il semble certes commander et rythmer la vie et, lorsqu?il s?arrête, la vie apparemment s?arrête. Mais il ne s?agit que de la vie d?uncorps, de ce corps « fait de nourriture » (annamaya). La vie subtile, elle, peut continuer, se prolonger sous d?autres formes individualisées, existant à nouveau autour d?un centre, donc, symboliquement, d?un « coeur ». Mais cela n?est pas encore le plus important. Car, au-delà de la Vie - même écrite avec une majuscule -, au-delà des « vies » - même si l?on ne conçoit pas ces dernières comme une suite mécanique et simpliste de « réincarnations » -, ce coeur métaphysique dont nous parlons demeure en tant que Conscience. Or cette Conscience ne naît ni ne meurt, ne croît ni ne décroît, elle n?est pas plus soumise au temps qu?à l?espace, elle n?a pas de forme, elle n?a pas de cause, pas d?opposé ou de complément, elle EST. Source de vie, le Coeur (n?hésitons pas ici à employer la majuscule) transcende donc la vie. Il est le « Soi » (âtman) le plus intime de l?être, il est l?Etre (sat), il est la Conscience (chit) dont l?unique objet, non distinct d?elle-même, est la Béatitude (ânanda). Il connaît toutes choses mais Lui, nul ne Le connaît (comme on connaîtrait un « autre »). Pour 2 Le connaître, il faut être Lui (« Il Se connaît Lui-même par Lui-même »). Cet enseignement, si simple et insondable, est à son tour au « coeur » de toute la Tradition hindoue ; il en constitue l?essentiel, le noyau indestructible. Il n?est même pas exagéré d?affirmer que quiconque l?aurait compris - intellectuellement compris d?abord puis surtout effectivement « réalisé » - pourrait se dispenser d?étudier tout le reste, toutes les autres spéculations, pratiques ou techniques qui ne sont, selon les expressions védantiques, que des « amusements d?enfants » et des « châteaux dans les nuées ». De quelque façon que l?on considère le tantrisme - comme une réadaptation orthodoxe (et ultime) du Veda à des temps « obscurcis » (kali-yuga) ou comme une révélation divine entièrement nouvelle et autosuffisante qui rend ce même Veda périmé et inutile - une chose est certaine: la doctrine de l?« identité suprême » entre le Soi individuel et le Soi universel, que nous avons vue être au centre de l?enseignement upanishadique, se trouve dans les Agamas et les Tantras maintenue et préservée, tout comme l?importance attribuée au coeur en tant que symbole de l?âtman et « lieu » de l?identification sans retour ou, en un mot, de l?« Eveil » (unmesha, bodha). Ici le lecteur qui connaîtrait principalement le tantrisme par son système des chakra développé dans le hatha-yoga et le kundalîni-yoga - et malheureusement repris et dénaturé aujourd?hui par toutes sortes d?ouvrages médiocres - songerait peut-être au chakra du coeur ou anâhata à douze pétales. Mais il serait victime d?une confusion car ce lotus, où il est dit que doit être tranché le « noeud de Vishnou » (le noeud de la pensée égotique), n?est pas le séjour du Soi [2]. Et d?autre part le « coeur d?Eveil » que nous évoquions n?est pas un chakra parmi d?autres, situé dans la hiérarchie classique des chakra entre manipûra ou nâbhi (le nombril ) et vishuddha ou kantha (la gorge). Il est cela sans doute mais il peut être beaucoup plus, au point de rendre presque superflue la considération des autres « roues ». Mais, pour le comprendre pleinement, il faut se tourner vers la branche la plus métaphysique du tantrisme hindouiste, à savoir le shivaïsme non dualiste du Cachemire ou Trika [3], - nom générique en fait pour plusieurs écoles florissantes entre les IXe et XIIe siècles. 3 On rencontre assez fréquemment dans cette tradition les expressions de « Coeur universel », « Coeur divin » ou « Coeur du Seigneur ». Elles sont en intime relation avec la notion de « vibration » (spanda). L?univers tout entier, en effet, résulte d?un ébranlement originel (en réalité hors du temps), d?un choc, d?une vibration ou pulsation. L?univers « bat » et vibre. Mieux, il est cette pulsation, cette vibration éternelle. Il est le Coeur du Shiva suprême (Paramashiva), encore appelé Bhairava (le Terrible), tattva ou mahâsattvâ (Réalité ultime), svarûpa (essence), shûnyatâ (vacuité), âtman (Soi) : Conscience absolue (chiti, chaitanya, samvid) dont la caractéristique essentielle est la liberté (svâtantrya). Car c?est parce qu?elle est souverainement libre que cette Conscience peut se nier elle-même, se cacher à elle-même, obscurcir son essence lumineuse à l?aide de sa mâya-shakti (énergie d?illusion), se diviser en sujet et objet, « moi » (aham) et « ceci » (idam), apparaître sous la forme d?un monde multiple et changeant, dans lequel elle « jouera » à se perdre (le jeu étant l?expression même de la liberté) et duquel elle aspirera plus tard, Elle que rien ne saurait enchaîner, à se « libérer ». Dans sa réalité foncière, cependant, Paramashiva est immuable, à l?égal du Parabrahman des upanishads. Il est Lumière indifférenciée, indivise, inaltérable, à la fois conscience-lumière (prakâsha), resplendissant de son propre éclat, et conscience-énergie (vimarsha) ou énergie (shakti) qui prend librement conscience d?elle-même dans un frémissement premier, un acte pur et vibrant (spanda), identique au souffle de vie (prâna). Mais il importe plus que tout de comprendre que ces deux consciences, symbolisées dans le tantrisme par un couple divin (yâmala), n?en font qu?une (il n?y a pas plus trace de dualisme que de panthéisme, de créationnisme ou d?évolutionnisme dans cette doctrine). Shiva- Shakti constituent la réalité indissoluble de Paramashiva ou Coeur universel. Pour rejoindre celui-ci - ce qui est une façon de parler car en vérité il n?y a rien à acquérir, nous sommes déjà ce coeur -, on parle, selon les écoles, de reconnaissance » (pratyabhijñâ) ou d?« élan » (udyama), deux manières assez voisines de souligner le caractère purement intuitif, immédiat et dynamique de ce qui est demandé. Selon la première conception, il suffit, pour recouvrer sa véritable 4 nature, sa « shivaïté », de « reconnaître » celle-ci dans son coeur par une prise de conscience fulgurante qui ne laisse aucune place à l?alternative et au doute, illumination non progressive, non programmée, possible à chaque instant dans la perception d?un objet quelconque (on « y est » ou on « n?y est pas », on ne peut pas y être « à moitié »). Selon la seconde formulation, ce qui permet l?identification avec l?Absolu, c?est un « élan », une adhésion subite et inconditionnelle de la conscience au phénomène, tel qu?il apparaît dans l?instant, sur le vif, sans surimposition. Et là encore cet acte pur, qui est « émerveillement » (chamatkara), ne peut jamais se produire dans le mental, qui n?utilise que du connu [4], mais uniquement dans le coeur, seul apte à saisir le frémissement initial de l?énergie. Mais, pour que cette vérité puisse nous « percuter », il faut quitter les abstractions et épouser la voie (qui, dans sa forme supérieure, devient une « non- voie », anupâya), plonger dans la vie brûlante, faite de surprises et d?obstacles. La tantrisme, en effet, rappelons-le, a peu d?estime pour la spéculation pure et le renoncement ascétique. Il ne dévoile ses secrets que dans une pratique, au sein d?un monde qu?il tient pour « réel » - à la différence du vedânta shankarien - puisque pour lui Shiva est la Totalité, à la fois transcendante et immanente, et que rien, pas même le changement, pas même l?illusion ou l?ignorance n?est extérieur à Shiva [5]. Aussi, dans la voie tantrique, fait-on feu de tout bois. Comme l?écrit Abhinavagupta, le maître le plus éminent du Cachemire, égal en profondeur à Shankara et Nâgârjuna: « Au moment de pénétrer dans la Réalité suprême, on considère comme un moyen tout ce qui se trouve à portée, fût-ce licite uploads/Philosophie/ le-coeur-dans-le-shivaisme-tantrique-du-cachemire-pierre-feuga.pdf

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