Le texte et son style La théorie herméneutique du langage chez Schleiermacher M
Le texte et son style La théorie herméneutique du langage chez Schleiermacher Manfred Frank p. 15-39 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL I. Depuis une vingtaine d’années au moins, on assiste, dans le domaine des sciences humaines, à la floraison et à la diffusion de théories qui, d’une manière ou d’une autre, prennent la langue pour fil directeur. Les différentes tendances de la philosophie analytique, de la sémiologie structurale et de l’herméneutique existentielle ont ceci de commun qu’elles cherchent à remettre en question le paradigme moderne de la « conscience transcendantale » ou de la « subjectivité » par le biais de la théorie du langage. Avant d’émettre quelques hypothèses sur les raisons de ce changement de paradigme, je voudrais signaler un fait apparemment contingent : l’unité du paradigme n’a aucunement procuré aux diverses orientations un horizon unitaire de discussion et de recherche. Il est certain qu’en Allemagne – et la situation est analogue aux Etats-Unis –, on a connu de fructueuses confrontations entre les positions de la philosophie analytique et celles de l’herméneutique phénoménologique. Pourtant, les quelques timides tentatives qui ont été faites pour provoquer un dialogue entre les représentants de ces deux tendances et les sémiologues post-structuralistes français n’ont guère connu de succès. Il est vrai que les polémiques et les résistances de première heure, dont le livre d’Alfred Schmidt, Geschichte und Struktur (Munich 1971), offre une expression typique, ont entre-temps perdu de leur vigueur, et qu’on s’est ouvert, d’abord avec hésitation, puis avec curiosité, et finalement en s’y soumettant presque sans réserve, à des réflexions originales, que l’on ne pouvait facilement négliger, et dont le flot parvenait – dans des traductions le plus souvent contestables – du pays voisin. 1Mais, pour autant que je voie, le partage des modèles scientifiques, qui correspondait à peu près jusqu’ici aux frontières géographiques, s’est simplement déplacé à l’intérieur de l’Allemagne : aucune tentative qui ait été suivie d’écho n’a pu offrir de médiation entre les options méthodologiques opposées. 2Je dis que les tentatives de médiation ont eu peu d’échos, non qu’elles ont fait entièrement défaut. Peter Szondi, en particulier, a constamment préconisé, aussi bien dans ses cours que dans ses publications, la traduction des sémiologues français, et il s’est efforcé l’un des premiers de les faire connaître. Comme sa compétence était aussi grande dans le domaine de la théorie de la littérature et de l’esthétique philosophique que dans l’histoire littéraire de plusieurs pays européens (dans le sillage de Fr. Schlegel), il savait bien que rares étaient ceux qui partagaient son avis. Les études germaniques surtout, qui depuis longtemps reçoivent leurs impulsions intellectuelles des disciplines voisines, en premier lieu de la philosophie et de la sociologie (car leurs propres représentants sont impuissants à mener un travail autonome et en même temps satisfaisant sur les fondements théoriques de leur discipline), ont refusé d’assumer l’héritage intellectuel de Szondi. Le pluralisme des méthodes, qui sacrifie avec une complaisance inouïe toute dialectique aux lois du libre marché (académique), a été le prix dont elles ont payé le renoncement à cet effort de médiation entre les différentes options méthodologiques. Ainsi se trouve illustrée de manière frappante la maxime qu’une progression dans le temps n’implique pas toujours un progrès dans la connaissance. Le mot d’Ernst Robert Curtius sur la critique littéraire en général vaut pour les études germaniques : seuls existent le romantisme, et des rudiments. Par une certaine ironie, la discipline y trouve un avantage : celui de pouvoir, dans l’état de manque où elle est, recourir au trésor que représente le travail fondateur des romantiques sans pour autant manifester un intérêt d’ordre « archéologique ». Szondi a pu montrer combien les principes philologiques de Schleiermacher sont restés actuels, et combien ils sont propres à éveiller un dialogue entre les positions structuralistes d’une part, et celles de l’analyse du langage et de l’herméneutique, d’autre part. • 1 « L’herméneutique de Schleiermacher », d’abord paru dans Poétique, 2,1970, p. 141 -155 ; repris dan (...) • 2 Cf. M. Frank, Das Individuelle Allgemeine, Francfort/Main 1977, et Norbert Altenhofer, « Geselliges (...) • 3 Je trouve un écho isolé dans T. Todorov, Théories du symbole, Paris 1977. L’auteur annonce p. 218 u (...) 3En Allemagne, l’appel à une lecture nouvelle et plus approfondie de l’herméneutique de Schleiermacher n’est pas resté sans effet1. Ma propre tentative n’existerait pas sans les indications de Szondi ; d’autres travaux ont depuis pris le même chemin2. Par contre, l’article de Szondi me paraît n’avoir eu que peu d’échos en France3, ce qui est d’autant plus regrettable que la publication avait eu lieu en français. La tâche de médiation tournerait court si les sémiologues français ne réagissent pas à l’impulsion de Szondi et ne collaborent pas à l’ouverture d’un débat international. Mon exposé voudrait être une nouvelle tentative pour introduire Schleiermacher en France. Je pense ajouter quelques aspects importants à l’image que Szondi nous a présentée de lui, et le contredire d’autant plus fermement sur d’autres aspects. Mais je connais ma dette envers la relecture de l’herméneutique de Schleiermacher qu’il a entreprise en pionnier. 4Avant d’aborder le sujet, je voudrais émettre une hypothèse sur les raisons qui ont fait échouer la discussion avec les théoriciens français contemporains. Si les différences entre les principes analytiques, entièrement voués à la discipline de la méthode, et ceux de l’herméneutique existentielle, qui voudrait donner pour fondement ultime aux hypothèses scientifiques des processus de communication se déployant dans l’histoire (Wirkungsgeschichtliche Kommunikations- prozesse) peuvent être surmontées, comme le montrent les exemples d’Apel, de Taylor, de von Wright ou de Toulmin, c’est parce que tous sont tributaires d’une perspective « sémanticienne » (je simplifie pour aller vite). Le propos est ou bien d’expliquer le processus de la compréhension du sens, ou bien de tester la validité de jugements sur le sens des énoncés. La question « How to do Things with Words » n’est pas fondamentalement incompatible, en dépit de son option méthodologique, avec une interrogation sur la façon dont la langue construit des visions du monde qui prescrivent aux locuteurs un horizon de sens. Même là où on ne pense plus que la catégorie du sujet soit capable d’éclaircir la signification de la signification (The Meaning of Meaning), on a affaire à une nouvelle formulation de la critique classique de la raison comme critique du sens. S’interroger sur le sens des énoncés que les hommes profèrent est manifestement plus fondamental encore que s’interroger sur leur rationalité. On pourrait ici renvoyer à des traditions néokantiennes (Cassirer par exemple), où le sens logique restreint de la synthèse transcendantale a été élargi au profit des productions du pouvoir symbolique en général, et du langage en particulier. Et quand on pense les formes symboliques, surtout après Wittgenstein, comme un appareil de règles qui déterminent les actions concrètes de désignation et de donation de sens, et qui ont même le pouvoir d’étendre et de modifier souverainement le répertoire lexico-syntaxique, on leur attribue par là-même la faculté de spontanéité et celle de réflexion qui traditionnellement constituent les traits essentiels de la subjectivité. • 4 Jacques Derrida, « Avoir l’oreille de la philosophie », Entretien avec Lucette Finas, dans Ecarts. (...) • 5 Friedrich Schlegel, Kritische Ausgabe seiner Schriften, éd. par Ernst Behler, Munich/Paderborn/Vien (...) • 6 Jacques Derrida, Positions, Paris 1972, p. 38s. • 7 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris 1943, p. 130. 5Dans une telle perspective, la Manche, qui a souvent été incriminée par métonymie pour le partage des philosophies anglo-saxonnes et continentales, n’a pas vraiment provoqué la scission des discours. Les prémisses et les méthodes de la philosophie analytique reposent sur le paradigme de la réflexion, qui domine la métaphysique continentale depuis Parménide. En tout cas, c’est là l’objection à laquelle doivent s’attendre aussi bien la philosophie analytique que la théorie herméneutique au sens le plus large, dès qu’elles relèvent le défi de la sémiologie française contemporaine. Derrida par exemple a voulu voir à l’œuvre des prémisses communes dans l’herméneutique de Paul Ricœur et dans la théorie des « actes de langage » d’Austin et de Searle (comme d’ailleurs dans l’« Archéologie » de Foucault)4. Les positions antagonistes finissent ainsi à leur insu par former un seul et même dispositif scientifique. Selon Derrida, elles partagent toutes le présupposé que la conscience, la parole ou le « discours » ont principiellement accès au sens des énoncés produits, même si ces derniers sont d’abord méconnus (en tant qu’éléments de l’ordre social) par l’individu et doivent être restitués, au moyen d’un travail de reconstruction « archéologique » (selon l’expression de M. Merleau-Ponty). Le noéin parménidéen, l’appréhension pensante de l’étant dans son être, n’a de sens qu’à la seule condition que quelque chose de positif soit donné, et non le rien, mè on. Or le non- étant n’est simplement pas, il ne possède aucune présence, aucune vérité qui puisse être répétée sous une même forme, et il ne saurait donc se présenter comme l’objet possible d’un savoir nécessaire et universel. Fr. Schlegel a appelé le Rien de Parménide un « vide qui cherche à être rempli », une uploads/Philosophie/ le-texte-et-son-style-01.pdf
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- Publié le Jui 22, 2021
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