Chapitre 16 Aristote, lecteur de Platon* David Lefebvre La distinction entre le

Chapitre 16 Aristote, lecteur de Platon* David Lefebvre La distinction entre le texte lu et la manière dont il l’a été, dans le cas de philosophes de la stature de ceux qui nous occupent, est à première vue sans pertinence : le Platon d’Aristote, c’est Aristote. Il serait vain d’énumérer ses contresens dans sa lecture de Platon, si c’est pour corriger son interprétation. L’historien de la philosophie trouvera une raison dans le fait qu’Aristote lui-même distingue volontiers deux modes de lecture de ses prédécesseurs : d’un côté, l’exposé et l’histoire des doctrines, ce qu’on appelle parfois la doxographie, de l’autre, leur critique. Il serait naïf de prendre cette distinction pour argent comptant — l’exposé est déjà une lecture conduite par le projet critique ou réfutatif d’Aristote — mais imprudent de l’ignorer. Le sens de la lecture aristo- télicienne de Platon n’est donc pas réductible aux efets de l’interprétation. Le problème, historiquement très particulier, que pose la « réception » de Platon chez Aristote est en efet double : il est tentant de faire dépendre entièrement les exposés de la philosophie de Platon que nous trouvons chez Aristote de l’interprétation de ce dernier, mais il est impossible de supprimer la possibilité qu’Aristote utilise parfois un Platon auquel nous n’avons pas accès à travers les Dialogues et que nous ne connaissons donc pas directement ; plus encore, il peut être tentant et partiellement vrai de penser que les questions auxquelles Aristote soumet Platon donnent de ce dernier une présentation injuste et piégée, mais on ne peut pas exclure que les questions qu’il posent à Platon révèlent ou prolongent les questions mêmes de la philosophie de ce dernier. Ce sont ces embarras relatifs au statut de la lecture ou des lectures de Platon par Aristote qu’on voudra justiier ici. * Je remercie M. Crubelier et M. Rashed pour leur observations sur une première version de ce texte. 292 Platon Quelques stratégies de lecture Aristote est né en 384, quinze ans après la mort de Socrate, en 399 ; il est resté une vingtaine d’années à l’Académie (368/7 à 348/7 av. J.-C.), où il connut les deux premiers successeurs de Platon, Speusippe, de 25 ans son aîné, et Xénocrate, plus âgé d’une dizaine d’années. En plus d’être un lecteur de Platon et manifestement d’un très grand nombre de ses dialogues, Aristote fut donc auditeur et témoin des recherches menées dans son école. Nous ne savons rien de très certain ni sur la proximité personnelle entre Platon et Aristote pendant cette période ni sur l’existence de discussions philosophiques entre eux1. De la lecture aristotélicienne de Platon, nous retenons aujourd’hui son antiplatonisme et ses critiques acerbes contre le caractère purement verbal de la doctrine des Idées : « Dire que les Idées sont des modèles et que les autres êtres participent d’elles, c’est parler à vide et par métaphores poétiques, car qu’est-ce qui travaille le regard porté sur les Idées2 ? » ; ou encore : « Laissons donc les Formes, c’est du babillage3… » Que cette lecture soit une critique et parfois une opposition frontale dans tous les domaines de la philosophie d’Aristote n’est pas niable, comme on le verra. Cependant, même si nos informations sur l’ancienne Académie sont réduites et peu iables, on sait qu’il y coexistait des personnalités philosophiques antagonistes : Speusippe, premier successeur de Platon, a nié, avant Aristote, l’existence des Idées ; Eudoxe, dont on rapporte qu’il prit la tête de l’école en l’absence de Platon parti en Sicile, est réputé avoir fait du plaisir le souverain bien, opinion contraire à celles dé fendues par Platon et Speusippe ; Héraclide du Pont, d’abord auditeur de Platon, puis d’Aristote, ne semble pas avoir jamais eu recours aux Idées ; Xénocrate, second successeur de Platon, n’a pas conçu les Idées de la même façon que Platon4. Être membre de l’Académie ne demandait donc pas de souscrire à un dogme ; la conception de la philosophie lisible dans les Dialogues suppose une totale liberté de la pensée sur ses principes et ses résultats, comme l’examen de diicultés sur les Idées au début du Parménide le montre5. Le rapport d’Aristote à Platon doit 1. Voir un point dans E. Berti, Sumphilosophein. La vita nell’Accademia di Platone, Rome, Laterza, 2010, p. 3-29 et J. Dillon, he Heirs of Plato. A Study of the old Academy (347-274 BC), Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 1-16. 2. Met., A, 9, 991a20-23 (= M, 4, 1079b24-27). Cf. aussi EE, I, 8, 1217b20-21, etc. 3. Seconds Analytiques (APost.), I, 22, 83a32-33. 4. Sur les conceptions de la substance à l’Académie, voir Met., Z, 2, 1028b18-27 ; Λ, 1, 1069a33-36 ; M, 1, 1076a16-22 ; 8, 1083a20-24. Voir aussi H. Cherniss, L’Énigme de l’ancienne Académie, Introduction et traduction de L. Boulakia, Paris, Vrin, 1993, p. 135-161 ; G. Karamanolis, Plato and Aristotle in Agreement? Platonists on Aristotle from Antiochus to Porphyry, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 331. 5. Comme le signale G. E. L. Owen, « he Platonism of Aristotle », Logic, Science and Dialectic, Londres, Duckworth, 1986, p. 200-220, p. 206, ce pluralisme philosophique de l’ancienne Académie jette un doute sur le principe d’une reconstitution du développement de la philosophie d’Aristote fondée sur l’idée d’une émancipation progressive de l’emprise Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 293 donc aussi s’apprécier dans ce contexte : en un sens, la critique de Platon n’a rien d’original et ne suit pas pour caractériser la lecture d’Aristote. Tous les successeurs de Platon furent aussi ses critiques. Cependant, Aristote n’est pas seulement critique de Platon, il l’est aussi des critiques de Platon entreprises par ses collègues (dont Speusippe et Xénocrate) et Aristote ne s’interdit pas, à un certain niveau, d’être idèle à un Platon, contre eux ou contre d’autres philosophes1. En matière de idélité philosophique, sinon exégétique, la plus fondamentale est peut-être la poursuite du « parricide », même si ce fut par d’autres moyens : contre Parménide, montrer que le non-être est. Dans la Métaphysique, sans le citer, Aristote prend la suite de l’Étranger du Sophiste : il y a du non-être — et il rejoint les platoniciens qui crurent qu’il était nécessaire de le montrer. L’erreur de Platon fut de faire du Non-Être un principe univoque et absolu, cause, par son mélange avec l’Être, de la pluralité des êtres. Elle vient d’une manière « archaïque » de poser les diicultés, sans opérer la distinction des sens de l’être et du non-être (par accident et en soi, en puissance et en acte, vrai et faux, selon les catégories) qui permet à Aristote de ne substantialiser ni l’être ni le non-être. Aristote se méprend sur le sens du non-être dans le Sophiste, qui est l’autre de l’être et pas un non-être absolu que Platon n’accepte pas plus qu’Aristote. Si sa lecture est en ce sens « fausse », au moins pense- t-il résoudre avec des outils plus modernes la même question2. De manière générale, Aristote critique vigoureusement la séparation des Idées et l’obscurité du recours platonicien à la participation du sensible aux Idées, mais il maintient lui-même l’existence d’un certain type de substances séparées. La conception aristotélicienne du rapport entre sensibles et intelligibles, selon laquelle la forme est l’acte ou l’achèvement d’un individu sensible et n’est séparable que de façon logique et non réelle, n’empêche pas qu’Aristote airme au livre Λ de la Métaphysique l’existence de substances réellement séparées, qui sont des de Platon, scénario défendu depuis Jaeger (Aristoteles : Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, 1923 ; Aristote, Fondements pour une histoire de son évolution, trad. fr., 1997, Paris, éditions de l’Éclat). 1. La thèse de la continuité doctrinale entre Platon et Aristote a été dominante dans l’Anti- quité (voir par exemple, Cicéron, Académiques, I, 17). Diogène Laërce rapporte qu’Aristote fut le « disciple le plus authentique » de Platon (V, 1, 6). La fresque de Raphaël, l’École d’Athènes, suggère une collaboration conforme à la lecture néoplatonicienne : Aristote porte l’Éthique, tandis que Platon, le Timée sous un bras, pointe un doigt vers le ciel. Le maître est à retenir pour sa cosmologie et sa théorie des Idées ; à l’élève il faut s’adresser pour la morale. Il existait pour le reste entre les deux une sumphônia, un accord, qu’il revenait à l’exégète averti d’expliciter. Voir L. P. Gerson, Aristotle and Other Platonists, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2005, p. 4. 2. N, 2, 1088b35-1090a2 ; Sophiste, 257b-259b. Si la lecture d’Aristote est littéralement fausse, il n’empêche que la solution platonicienne (le non-être est l’Autre) reste sous le coup de la critique d’Aristote selon laquelle les platoniciens ont réduit le non-être à l’un de ses sens (le relatif), qui n’épuise pas la pluralité des sens de l’être. Cf. aussi A, 9, 992b18-20. 294 Platon actes et non des formes, le premier moteur et les moteurs des sphères célestes. Il prolonge ainsi une position philosophique d’origine platonicienne, l’idéalisme si l’on veut, consistant dans la reconnaissance de substances non sensibles et absolument séparées. À une certaine échelle, celle de la dispute ontologique de la gigantomachie du Sophiste uploads/Philosophie/ lefebvre-david-aristote-lecteur-de-platon.pdf

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