1 CHRISTIAN BERNER NIETZSCHE ET LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION1 Conférence d’a
1 CHRISTIAN BERNER NIETZSCHE ET LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION1 Conférence d’agrégation présentée le 10 novembre 2006 à l’ Université de Bourgogne et le 27 janvier 2007 à l’Université de Lille 3. QU’EST-CE QUE L’INTERPRÉTATION ? La question de l’interprétation est le plus souvent résumée dans la thèse : « tout est interprétation ». C’est évidemment un peu pauvre, et ce passage doit être contextualisé pour savoir de quel type d’interprétation il s’agit. Nietzsche avance cette thèse dans une interprétation du positivisme qui affirme qu’il n’y a que des faits : « non, il n’y a précisément pas de faits, mais que des interprétations » (Fragments posthumes fin 1886 – printemps 1887 7 [60], KSA 12, 315). Ce qui, dans le champ non plus de la science mais de la morale trouve son écho dans le § 108 de Par-delà bien et mal (KSA 5, 92) :« il n’y a pas de faits moraux, mais seulement une interprétation morale (moralische Ausdeutung) de phénomènes ». Il redira dans le Crépuscule des idoles (KSA 6, 98) l’originalité de cette thèse, qu’il dit être le premier à formuler (§ 1 de « Ceux qui veulent amender l’humanité [Die Verbesserer der Menschheit] »). Nietzsche souligne lui-même l’importance de sa thèse sur l’interprétation : « Que la valeur du monde est dans nos interprétations (- que peut-être quelque part d’autres interprétations que celles qui sont simplement humaines sont possibles-), que les interprétations sont jusqu’à présent des évaluations […] c’est là ce qui transparaît dans mes écrits » (Fragments posthumes automne 1885 – automne 1886 2 [108] KSA 12, 114) Voilà un principe d’interprétation de la science, de la morale etc. qui dit que toute interprétation est perspectiviste (Fragments posthumes 2 [149] KSA 12, 140) et prend naissance dans la question : « qu’est-ce que cela est pour moi ? » (ibid. 2 [150]) (et donc pas : en soi). Autrement dit, jusqu’ici, « tout est interprétation » fait référence à l’humaine, à « notre trop humaine interprétation », comme il dit. Et sur ce point Nietzsche se fait interprète 2 d’interprétations (l’interprétation morale, l’interprétation scientifique, l’interprétation religieuse etc.). On trouve une première définition de l’interprétation dans la critique du positivisme, dont je parlais tout à l’heure, positivisme scientifique qui prétend ne pas interpréter (§ 24 de la « troisième dissertation » de la Généalogie de la morale) : ces positivistes, ces Stoïciens de l’intellect, ces philosophes de l’abstinence qui ne veulent s’en tenir qu’au factum brutum, à ce qui est, préconisent le « renoncement à toute interprétation », et Nietzsche précise : « (à tout ce qui consiste à violenter, arranger, abréger, omettre, remplir, imaginer, fausser et à tout ce qui relève de l’essence de l’interprétation) » (KSA 5, 400). C’est ce qui se passe par exemple dans le langage, dans la science, notamment par l’identification du non-identique, tout ce qui conduit à ce « monde simplifié, complètement artificiel, forgé pour notre usage humain et accommodé à lui » (Par-delà bien et mal, § 24) et débouche sur une « assimilation ». Ces opérations simplificatrices et falsificatrices sont évidemment contraires au prétentions de ce qu’on appelle classiquement « interprétation » dans les théories de l’interprétation, les herméneutiques dont la recherche du sens est celle du sens propre et que pratique Nietzsche interprète d’interprétations. Mais en même temps, on comprend cette dimension comme une dimension épistémologique qui nous dit qu’interpréter, c’est finalement construire la réalité, nous projeter en elle, le « auslegen » étant un « uns hineinlegen2 ». Il n’y a pas de faits, mais que des interprétations, signifie cela : les données sont déjà le résultat de processus d’interprétation. Il faudrait d’ailleurs dire en ce sens qu’il n’y a pas même de phénomènes, les phénomènes étant eux-mêmes interprétation, comme l’avait en quelque sorte montré Kant. Nietzsche le dit d’ailleurs lui-même : « Le caractère interprétatif de tout événement (Geschehens). Il n’existe pas d’événement (Ereignis) en soi. Ce qui arrive (geschieht) est un groupe de phénomènes choisis et rassemblés par un être interprétant » Fragments posthumes (automne 1885-printemps 1886 1 [115] KSA 12, 38). Du coup, l’interprétation d’interprétations a une force critique de destruction par rapport aux théories antérieures, qui, révélées comme n’étant qu’interprétations, perdent le plus souvent 1 Toutes les références aux œuvres de Nietzsche vont à la Kritische Studienausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin/New York, DTV/de Gruyter, 1988 (édition citée: KSA suivie du volume puis de la page) 2 Fragments posthumes août-septembre 1885 39 [9]. KSA 11, 622 3 leurs prétentions et doivent être réinterprétées. C’est en cela que consistera « l’art de renverser les perspectives ». Mais le concept d’interprétation comme « hineinlegen » se rencontre aussi dans un sens singulièrement élargi, où « tout est interprétation » prend une autre tournure. L’interprétation y est directement intégrée dans le cadre général de la volonté de puissance qui s’étend à l’ensemble de ce qui est. Je sais que les fragments posthumes ne sont pas au programme, mais le premier sous-titre de l’ouvrage un temps projeté consacré à la « volonté de puissance » est, en 1885, « Essai d’une nouvelle interprétation de tout événement [Versuch einer neuen Auslegung alles Geschehens]» (Fragments posthumes août-septembre 1885 39 [1], KSA 11, 619) (de tout ce qui arrive). Dans ce titre, l’interprétation est à entendre au sens antérieur, comme renversement de perspective par rapport aux interprétations antérieures : interpréter « suivant » la volonté de puissance. Mais cette volonté de puissance est elle-même interprétée comme interprétation. Il écrit dans la Génalogie de la morale, § 12 de la deuxième dissertation, analysant « l’origine et le but du châtiment » « tout événement dans le monde organique est un subjuguer [überwältigen], dominer [Herrwerden], et tout subjuguer et dominer sont une ré-interprétation [ein Neu- Interpretieren], un accommodement où le « sens » et le « but » antérieurs doivent nécessairement être obscurcis ou complètement effacés » (Généalogie de la morale « deuxième dissertation » § 12, KSA 5, 313 s.) Dire que tout est ré-interprétation se comprend si tout est interprétation, puisque ce qui est interprété est toujours déjà interprétation. Le processus de la volonté de puissance, ou des volontés de puissance, l’événement, est processus continu d’interprétation : « une chose qui existe et qui a pris forme d’une manière ou d’une autre est toujours interprétée d’une façon nouvelle par une puissance supérieure qui s’en empare, la ré-élabore et la transforme en l’adaptant à un nouvel usage » (ibid.) Cette « interprétation » structure et organise le corps lui-même, les organes : « Tout but, toute utilité ne sont cependant que des symptômes indiquant qu’une volonté de puissance s’est emparée de quelque chose de moins puissant qu’elle et lui a de son propre chef imprimé le sens d’une fonction ; et toute l’histoire d’une « chose », d’un organe, d’un usage peut être ainsi une chaîne continue d’interprétations et d’adaptations toujours nouvelles » (ibid.) 4 On lira tout le paragraphe, qui décrit comment se fait, même au plan organique, la ré- interprétation dans la fluidité du sens. Cela suffit pour illustrer l’idée que chaque volonté de puissance « interprète » : « la volonté de puissance interprète : dans la formation d’un organe, il s’agit d’une interprétation ; elle délimite, détermine des degrés, des différences de puissance […] En vérité, l’interprétation est un moyen pour dominer quelque chose (le processus organique présuppose une continuelle interprétation » (Fragments posthumes, automne 1885-automne 1886 2 [148] KSA 12, 139). On le voit, ce n’est pas la raison ou l’entendement qui interprètent, mais tout aussi bien le corps, c'est-à-dire les besoins et les pulsions. Cette volonté de puissance n’est pas celle d’un sujet : « On ne doit pas demander : « qui interprète ? » mais l’interpréter lui-même, comme forme de la volonté de puissance, existe (hat Dasein) (non pas comme « être », mais comme processus, comme événement) comme un affect » (ibid.). L’interprétation est l’événement fondamental : il n’y a pas quelque chose qui agit et qui pour ce faire interprète ; connaître, agir, advenir, tout cela est essentiellement interprétation. INTERPRÉTATION ET PERSPECTIVE Cet interprétationisme nietzschéen est un perspectivisme, car dire que nous sommes interprétation, que nous interprétons toujours et inévitablement, cela veut dire aussi que nous sommes toujours tributaire de notre point de vue, de notre « angle » et donc de notre perspective. La diversité des perspectives qui se déploient à partir des centres de force fait évidemment fortement penser à la monadologie leibnizienne, où les monades aussi sont des forces perspectives et l’univers la totalité des perspectives relatives aux différents points de vue de chaque monade3. Mais si chez Leibniz Dieu ou la monade suprême garantit, comme somme des perspectives qui les « maintient » dans l'unité, une objectivité absolue, sans absolu rien ne soutient plus la possibilité d’unir les diverses perspectives dans un tout, ni d’affirmer 3 Leibniz, La Monadologie, § 57. 5 que nos vues perspectives correspondent à une réalité une. Le monde perd du coup son unité. On connaît la présentation du « uploads/Philosophie/berner-nietzsche-et-l-x27-interpretation.pdf
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- Publié le Mai 31, 2022
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