Jacques Lenoble L’enjeu du dernier enseignement de Lacan: Vers une approche réf
Jacques Lenoble L’enjeu du dernier enseignement de Lacan: Vers une approche réflexive du Un réel 1. Introduction N’est-il pas étrange de consacrer à Lacan un numéro spécial d’une revue consacrée aux questions de philosophie du droit et de philosophie politique? Et la question mérite d’autant plus d’être posée lorsque la réflexion entend se concentrer sur le dernier enseignement de Lacan dont la complexité semble rendre encore plus opaque son intérêt pour ceux qui réfléchissent les questions de gouvernance sociale, de normativité juridique et de construction de l’identité collective. Quel lien y a-t-il entre ces dernières questions et les réflexions du dernier Lacan mobilisant des concepts comme ceux “d’événement de corps”, de “mystère du corps parlant” ou “d’inconscient réel”? À supposer même qu’un quelconque lien puisse être posé, n’est-il pas à ce point distendu qu’un tel détour paraît sans grand intérêt et, en tout cas, redevable d’un coût démesuré au regard du gain éventuel qu’il permettrait d’apporter pour une réflexion sur la norme et le politique? Et cependant, un tel détour est d’un intérêt majeur. Quel est cet intérêt? Tout d’abord, cet intérêt ne tient pas à la déstabilisation induite par la découverte freudienne de l’inconscient. Sans doute, à l’instar d’ailleurs des sciences sociales qui se développent au 19e siècle, la découverte freudienne de l’inconscient oblige à nuancer l’idée d’autonomie du sujet que la pensée moderne avait mobilisée pour repenser la raison pratique, tant au plan individuel qu’au plan politico-juridique. Loin d’être supposé donné, le sujet n’émerge dans sa capacité à faire histoire, à initier une action transformatrice de lui-même ou de son rapport aux autres qu’au terme d’une certaine opération sur lui-même. À défaut d’une telle opération — que nous qualifierons de “subjectivation” –, l’individu est surdéterminé par des représentations inconscientes et reste pris dans une forme de répétition symptomale qu’aucun principe de plaisir ou de réalité ne peut suffire à réguler ou à dissoudre. Et Freud, d’ailleurs, comme il le pose dans Malaise dans la culture, perçoit bien l’analogie entre les plans individuel et collectif: sur l’un et l’autre de ces deux plans, note-t-il, la construction d’une subjectivité est conditionnée par une opération analogue1. Mais, la manière dont Freud conçoit cette opération de subjectivation aboutit moins à déstabiliser les approches juridico-politiques traditionnelles qu’à 1 «Mais si nous prenons en considération la relation entre le processus culturel de l’hu- manité et le processus de développement et d’éducation de l’homme, nous trancherons sans beaucoup hésiter en disant que tous les deux sont de nature très semblable, si même il ne s’agit 12 Jacques Lenoble TCRS les valider. Conçue sous la forme d’une opération de castration symbolique par l’intermédiaire d’une métaphore paternelle (pour reprendre l’expression qu’en donne Lacan au début de son propre enseignement), la régulation de l’excès de jouissance qui conditionne l’émergence d’une identité subjective (individuelle ou collective) est supposée résulter d’un dispositif externe au sujet lui-même. Sur le plan individuel, on retrouve ici le père symbolique qui, en s’appuyant sur le renvoi imaginaire à un Autre tout-puissant, “subjective” l’enfant en y introjectant l’interdit œdipien2. Cette même approche conduit, sur le plan collectif, à supposer que la condition du “vivre ensemble” consiste en un Droit dont la structure dogmatique garantit, par l’assujettissement des individus (pour reprendre une expression significative de Hobbes), «la prise en charge de la censure par le texte»3. La loi apparaît ainsi, non pas comme l’instrument de la volonté individuelle des citoyens, mais comme le produit de la volonté d’un pouvoir dont l’autorité n’est elle-même que l’expression seconde d’un Pouvoir (imaginaire) auquel il renvoie. En ce sens, la laïcisation du droit et du pouvoir qui s’opère à l’époque moderne traduirait moins une rupture qu’une continuité avec les formes médiévales ou romaines de l’ordre normatif. Ce qui spécifie celui-ci est sa structure dogmatique, condition même de toute subjectivation politique. Bien sûr, sur un certain plan, cette approche “dogmatique” de la rationalité juridico-politique s’inscrit en faux contre le conventionnalisme internaliste des positivistes4. Mais, par ailleurs, qui ne voit que cette approche dogmatique rejoint le cœur de la croyance positiviste qui croit pouvoir rendre compte de la juridicité du droit, de la normativité de la norme en termes de sanction c’est-à-dire en termes d’un pur renvoi au pouvoir des autorités publiques, indépendamment de l’acceptation pratique des normes par leurs destinataires. C’est bien ce que l’on indiquait en soulignant que Freud reste pas du même processus s’appliquant à des objets d’espèce différente» (S. Freud, Malaise dans la culture (1930), in Id., Œuvres complètes. Vol XVIII, PUF, Paris 1994, p. 327). 2 Cette approche de l’opération de subjectivation sur le mode du conflit œdipien conduit parallèlement à une certaine approche corrélative du dispositif thérapeutique de l’analyse. Et, là où le conflit œdipien n’a pu être adéquatement résolu, le recours au dispositif analytique dans la croyance que le savoir délivré par l’interprétation de l’analyste permettra la dissolution progressive du symptôme. Mais, remarquons que cette approche doit évidemment être nuancée, car Freud, précisément parce qu’il est un grand penseur, a lui-même perçu les questions, voire les apories, sur lesquelles cette approche de l’opération de subjectivation ne manquait pas de déboucher. En témoigne à la fois son approche de la pulsion dans ce qu’on a coutume d’appeler sa seconde topique et son intuition de ce qu’une telle approche de l’interprétation en cours d’analyse risquait de ne point permettre une compréhension de ce qu’était la fin de l’analyse et au contraire et, au contraire, d’amener à la poser comme un processus infini. Cette dimension aporétique – et l’écart pris par Freud à l’égard de Kelsen – a été remarquablement mis en lumière par E. Balibar, Freud et Kelsen, 1922. L’invention du surmoi, in Le surmoi, genèse politique. Autour de la rencontre entre Sigmund Freud et Hans Kelsen en 1922, «Incidence», n. 3, Automne 2007, pp. 21-73. 3 P. Legendre, L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil, Paris 2005 (nou- velle édition augmentée), p. 7. 4 Voy. sur cette expression, J. Lenoble, M. Maesschalck, Démocratie, Droit et Gouver- nance, Éditions Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, Sherbrooke 2011, pp. 60 et sv. TCRS L’enjeu du dernier enseignement de Lacan: Vers une approche réflexive du Un réel 13 dépositaire dans la croyance que l’opération de limitation de la toute-puissance imaginaire des individus (qui conditionne l’émergence de toute subjectivité) est le fait d’un dispositif externe. C’est ici que se laisse comprendre l’intérêt d’un détour par Lacan pour mieux réfléchir les questions de philosophie du droit et de philosophie politique. C’est qu’en effet, Lacan, même s’il a d’abord endossé l’approche freudienne de l’opération de castration, s’est ensuite, dès 1959 et son séminaire VI (Le désir et son interprétation5), affranchi de cette approche en termes de l’Autre de l’Autre. En déclarant qu’il n’y avait pas d’Autre de l’Autre et en s’inscrivant en faux contre toute approche de l’opération de subjectivation qui s’appuyait sur un renvoi imaginaire à la toute-puissance supposée de l’Autre, Lacan a voulu rouvrir la question des conditions propres à la “levée du symptôme” et de l’opération de subjectivation. Bien entendu, cette remise sur le métier d’une compréhension exacte des conditions de cette opération de subjectivation ne signifie en aucune manière une remise en cause ni de la découverte freudienne de l’inconscient ni de l’intuition freudienne d’une analogie entre les plans individuels et collectifs. Mais elle signifie qu’il faut aborder plus radicalement l’analyse des conditions requises pour penser l’opération qui permettrait éventuellement au sujet humain de “dépasser”, voire peut-être seulement de “savoir y faire” avec ce symptôme, avec cette compulsion de répétition qui affecte sa capacité à agir de façon plus autonome. Et cette remise sur le métier signifie aussi une remise en cause plus radicale de la manière dont la modernité a pensé la raison pratique, c’est-à-dire les conditions d’une action “libre”. Pour en rester au seul plan politico-juridique du collectif, l’approfondissement par Lacan du projet freudien permet de mieux cerner l’insuffisance de la manière proprement moderne de penser à la fois l’opération normative — c’est-à-dire les conditions requises pour l’existence d’un ordre juridique — et les conditions d’existence de ce que la pensée politique moderne cherche à instaurer: un régime politique garant de la liberté de tous, c’est-à-dire un régime démocratique. Bien entendu, Lacan n’a pas abordé comme telle la question des conditions d’une construction de l’identité collective qui réponde au projet de la modernité. Les rares observations qu’il a pu consacrer cette question du collectif témoignent même de son profond scepticisme, voire pessimisme, sur les possibilités de réussite d’un tel projet. Mais ce n’est pas là l’important6. L’important est qu’en redéfinissant l’approche freudienne de l’opération de subjectivation, Lacan ouvre la voie vers une approche qui, appliquée analogiquement à la question de la construction collective du vivre ensemble, oblige à remettre en cause plus radicalement que ne le faisait Freud, les approches modernes des conditions qui 5 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI. Le désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par J.A. Miller, ed. de la Martinière — Le Champ Freudien, Paris 2013. 6 A la différence de Lacan, nous partageons le projet moderne d’une uploads/Philosophie/ lenoblejacques-l-x27-enjeududernierenseignemen-20211010203444.pdf
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- Publié le Jui 07, 2022
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