Les Cahiers d’Orient et d’Occident Lettre bimestrielle n°14 – mai/juin 2008 ___

Les Cahiers d’Orient et d’Occident Lettre bimestrielle n°14 – mai/juin 2008 ____________________________________ Orient intérieur Ésotérisme occidental et oriental Romantisme allemand Documents littéraires rares ou inédits Libres destinations Tous droits réservés 2006-2008 Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°14 _____________________________________________________________ 2 DE L’ORIENT INTÉRIEUR JACOB BŒHME, THÉOSOPHE D’OCCIDENT Jean Moncelon I Depuis quelque quatre siècles l’œuvre du Philosophe teutonique, Jacob Bœhme (1575-1624), n’a cessé d’inspirer la réflexion philosophique, non seulement en Allemagne (Novalis, Hegel, Johan Georg Gichtel, cf. sa Theosophica practica, Franz von Baader), mais dans l’Europe entière : en Angleterre (John Pordage, William Law, Robert Fludd), en France (Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe inconnu) et en Russie (Nicolas Berdiaev). Singulier rayonnement du « premier philosophe allemand »1, selon l’expression de Hegel, dont Émile Boutroux2, Alexandre Koyré3 et Pierre Deghaye4 ont témoigné successivement en France. Pourtant, il reste « un des penseurs les plus énigmatiques de l’univers, et ses livres sont peut-être les plus mal écrits qui soient » (Alexandre Koyré). « Mal écrits » certainement, mais ce n’est pas seulement parce que Jacob Bœhme était cordonnier de son état, et qu’il n’avait pas étudié à l’Université, ce dont lui-même convenait : « Je sais bien que les enfants de la chair se moqueront de moi, et diront que je devais attendre ma vocation ; ne pas me tourmenter sur ces choses ; songer plutôt et avec plus de soin, à me procurer ma subsistance et celle de ma famille, et laisser la philosophie à ceux qui l’ont étudiée, et qui sont appelés à cela » (Aurora, XXV, 5). C’est surtout qu’il ne pouvait traduire autrement que dans une langue « chaotique », ou un langage poétique, si l’on veut, les connaissances qui lui venaient de sa démarche singulière : « Je me suis décidé pour les portes de la connaissance de la lumière ; je veux suivre l’impulsion et la connaissance de l’esprit » (Aurora, XXV, 10). 1 « L’idée fondamentale du premier philosophe allemand est que tout doit être maintenu dans une unité absolue – l’absolue unité divine et la réunion de tous les contraires en Dieu », Conférences sur l’histoire de la philosophie, 1817. 2 Le philosophe allemand Jacob Bœhme (1888). 3 La philosophie de Jacob Bœhme (1929). 4 La naissance de Dieu (1985). Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°14 _____________________________________________________________ 3 Jacob Bœhme ne prétendait pas rivaliser non plus avec les « savants expérimentés » : « Je travaille dans ma vocation et eux dans la leur ». C’est bien ainsi que son œuvre complexe, parfois confuse, s’impose dans le cours de la philosophie occidentale comme une œuvre majeure et originale. On ne lui trouve d’ailleurs pas de sources : ni chez Valentin Weigel dont il ne connaîtra que tardivement les œuvres, ni chez Paracelse, quand même il lui emprunte parfois sa terminologie, son lexique technique, ni dans les écrits rosicruciens, qui lui sont contemporains, ni dans la Cabbale, enfin5. Lui-même dira dans son Aurore naissante, son premier livre (1612) : « X, 1. J’ai parcouru plusieurs écrits des maîtres, espérant y trouver la perle de la base de l’homme ; mais je n’ai rien pu trouver de ce que mon âme désirait. J’ai rencontré en effet des opinions contradictoires, j’en ai trouvé aussi une partie qui me défendait de chercher ; mais je ne sais pas par quel motif ni par quelle raison, si ce n’est qu’un aveugle n’aime pas que l’on ait des yeux et que l’on voie. Avec tout cela, mon âme est devenue inquiète en moi, et s’est angoissée comme une femme en travail, et cependant rien ne s’est trouvé pour moi, jusqu’à ce que j’aie suivi les paroles de Christ, qui dit : « Vous devez être engendré de nouveau, si vous voulez voir le royaume de Dieu » (Jn, 3, 7). Ce qui, d’abord, ferma mon cœur, imaginant que cela ne pouvait arriver dans ce monde, mais seulement à ma séparation de ce monde. Alors mon âme s’angoissa d’abord pour la génération céleste, et aurait bien voulu goûter la perle. Elle se jeta ardemment dans cette voie pour la génération céleste, jusqu’à ce qu’enfin il lui est arrivé un trésor, d’après lequel je veux maintenant écrire pour mon Mémorial, et pour servir de lumière à celui qui cherche ». Lorsqu’il rédige son Aurore naissante, c’est sous une impulsion, parce qu’il « lui est arrivé un trésor », et qu’il veut le consigner. Mais il n’écrit encore que pour lui-même. Tel est le sens du mot Mémorial, qui rappelle le fameux Mémorial de Pascal. Jacob Bœhme en confie l’original à un de ses amis, qui en fait aussitôt une copie, et qu’il diffuse, de sorte qu’il en est dépossédé providentiellement – le Mémorial de Pascal ne sera retrouvé qu’à sa mort. A l’origine de son œuvre se trouve donc un « trésor », qui évoque à son tour ce « trésor caché » dont parlent les soufis et qui est Dieu lui-même, selon un fameux hadith : « J’étais un Trésor caché aspirant à être 5 Nicolas Berdiaev, par exemple, constate que la doctrine de la Sophia, selon Jacob Bœhme, reste « une intuition parfaitement originale », et fait remarquer que « [Alexandre] Koyré n’a pu trouver la source » où le théosophe de Görlitz l’a puisée. S’il reconnaît que « ses idées sur l’homme [l’Adam primordial, l’Adam Kadmon] se rapprochent de la tradition cabalistique », c’est pour montrer aussitôt que « la doctrine de la Sophia est étrangère à la Cabbale et [que] ce n’est pas de là qu’il l’a tirée ». Cf. Nicolas Berdiaev, introduction au Mysterium Magnum, Aubier, 1945. Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°14 _____________________________________________________________ 4 connu ». Selon une autre version : « J’étais un Trésor caché ; j’ai aimé à être connu ; j’ai produit le monde afin d’être connu ». Or, nous avons, dans cette formulation, tout l’enseignement de Jacob Bœhme, pour qui Dieu est la Deitas abscondita qui prend connaissance d’elle-même en tant que Dieu dans le miroir de Sophia, la Sagesse divine. Si l’œuvre de Jacob Bœhme n’a pas d’ascendance, il faut la comprendre comme une sorte de révélation, qui ne serait pas d’un prophète, mais serait d’un philosophe. D’une part, il n’a pas « l’impression d’être une personne particulière qui exprime ses propres convictions » (Rudolf Steiner), et d’autre part son « intention n’est pas de donner cours à quelque chose de nouveau » car, écrit-il dans l’Aurore naissante, « je n’ai reçu pour cela aucun commandement. » « Ma connaissance perce dans cet engendrement des étoiles, dans le milieu où la vie s’engendre et traverse la mort, et où l’esprit bouillonnant existe et fait brèche ; et c’est en effet dans son impulsion et par son bouillonnement que j’écris » (Aurora, XXV, 4). « C’est la source même, dira Louis-Claude de Saint Martin, qui lui a donné ces connaissances, soit que cette source soit entrée en lui, soit qu’il ait monté vers elle. » Ainsi la pensée du Philosophe teutonique relève-t-elle d’une sorte de Science divine. En introduction du 18e chapitre de son Mysterium Magnum,6 il prévient l’objection des savants – « Je sais que le sophiste pourra me blâmer et décrier tout cela comme un savoir impossible » – en déclarant : « Personne ne doit nous décrier comme ignorant car, quoique je ne le sache certes pas, Christ le sait en moi et c’est d’après sa science que j’écrirai. » C’est pour cette raison que Jacob Bœhme apparaît fondamentalement comme un théosophe. II La postérité de Jacob Bœhme est à rechercher en Allemagne, mais aussi en Angleterre et en France. Le premier de ses « disciples » est sans doute l’auteur du Pèlerin chérubinique, Angelus Silesius (1624- 1677), mais son expérience spirituelle s’apparente plutôt à ce que nous appelons la mystique rhénane, à la métaphysique d’intériorité de Maître Eckhart (ou de Jean Tauler). 6 « L’existence au Paradis telle qu’elle aurait pu être si Adam n’avait succombé ». Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°14 _____________________________________________________________ 5 On doit à Johan Georg Gichtel (1638-1710), dénommé le « théosophe d’Amsterdam », parce qu’il vécut les quarante dernières années de sa vie dans cette ville, la première édition des œuvres complètes de Jacob Bœhme (1682). On pourrait penser que la communauté qu’il avait fondée et qui s’est perpétuée après sa mort (jusqu’en 1941, à Linz), les Frères de la vie angélique, représente la véritable postérité de Jacob Bœhme, d’autant qu’elle se transmettait les originaux de ses ouvrages. Mais d’une part nous la connaissons mal, et d’autre part elle se rattachait plutôt à J.G. Gichtel dont l’interprétation de Jacob Bœhme s’écarte en plusieurs manières de sa pensée. Franz von Baader (1765-1841) a défendu durant toute sa vie la doctrine du Philosophe teutonique, regrettant que « même des penseurs de génie aient été rebutés, soit à cause de l’écorce rude et dure qui enveloppe la moelle dans les écrits de J. Boehme, soit aussi par suite de préjugés et d’une étroitesse d’esprit d’ordre confessionnels, par l’étude de uploads/Philosophie/ les-cahiers-d-x27-orient-et-d-x27-occident-14.pdf

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